Albert Camus

L’exposition Albert Camus à Aix-en-Provence

  • Antoine Peillon à Aix-en-Provence
  • Le 7 novembre 2013

Photos : © Ishta

À l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de l’écrivain, une exposition (1) présente son œuvre à la lumière de sa vie. Le parcours, plus pédagogique qu’esthétique, fait aussi la part de l’ombre.

Il faut plonger dans le noir pour marcher à la rencontre des mots de Camus. Des mots qui dansent sur des écrans, tissent leurs fils en phrases évocatrices, se disloquent enfin en lettres de belle typographie. Des mots qui sont aussi lus par Francis Huster, dont la voix est diffusée discrètement par des haut-parleurs invisibles. Tout autour, le long des murs de la salle plongée dans l’ombre de la galerie Zola (Cité du Livre d’Aix-en-Provence), alors que, dehors, le soleil règne si souvent dans un ciel qui illumina Cézanne et Van Gogh, des vitrines exposent lettres, photos, passeports, manuscrits, éditions originales… Autant de traces matérielles – souvent émouvantes – de l’auteur de « Noces » (1939) et de « L’Été » (1954), lequel écrivait tout de même : « Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour » (« L’Homme révolté », 1951).

Parcours en dix étapes et catalogue magistral

Ce parcours du visiteur est déroulé selon dix étapes thématiques : lieu, amitié, métier, jeu, langage, guerre, histoire, pensée de Midi, amour, royaume. Il entend montrer combien l’œuvre de Camus se nourrit de son existence, de l’action, de l’amitié, de l’amour et de l’art, cherchant en toute situation un équilibre perpétuellement instable. Le collectif d’organisateurs (2) de l’exposition – par ailleurs auteurs d’un magistral catalogue (Gallimard) – affirme ainsi : « Camus est un penseur “solaire” : selon lui, il faut penser “midi” dans sa tension avec “minuit”, comme dans la vie humaine le “oui” est en tension constante avec le “non”, le consentement inséparable de la révolte, et comme la philosophie méditerranéenne trouve son complément dans la philosophie allemande. Quand les pôles opposés s’équilibrent, l’homme peut éviter la démesure et les pièges du nihilisme. » Une leçon si nécessaire, aujourd’hui comme entre 1940 et 1959…

Honnêteté intellectuelle et modestie des moyens

Mission pédagogique accomplie ! et avec une parfaite honnêteté intellectuelle. Même si la modestie des moyens mis en œuvre peut faire douter de l’intérêt d’une visite si l’on vient de plus loin que de Provence… Souvenons-nous tout de même qu’il y a moins d’un an, cette exposition d’ambition nationale ne devait plus avoir lieu pour des raisons polémiques sur lesquelles il est peu utile de revenir. Relevons donc qu’elle a été sauvée in extremis, grâce à l’enthousiasme d’une équipe de camusiens parfaitement libres de tout motif politique ou même seulement honorifique.

Un apologiste de Sartre a écrit vainement, en 1970, qu’Albert Camus n’était qu’un « philosophe pour classes terminales » (Jean-Jacques Brochier). Initier les lycéens, mais aussi les collégiens, à ce qu’il y a de plus humain et d’impérissable dans la pensée ou dans l’art étant la plus haute des œuvres, ne boudons pas « Camus, citoyen du monde » à Aix-en-Provence. De ce point de vue tourné vers la jeunesse, un remarquable site Internet réalisé par des librairies et bibliothèques de la région, en association avec l’Agence régionale du Livre Paca, ajoute un parfait moyen d’initiation à une œuvre tellement vivante.

(1) Exposition « Camus, citoyen du monde » produite par la Cité du Livre – Bibliothèque Méjanes en coproduction avec la Communauté du Pays d’Aix, à la Galerie Zola, 8-10, rue des Allumettes – 13 098 Aix-en-Provence. Jusqu’au 5 janvier 2014. Ouvertures exceptionnelles de 10 heures à 18 heures, les dimanches 10 novembre, 15 décembre et 5 janvier. Entrée libre.

(2) Comité scientifique : Sophie Doudet, Marcelle Mahasela, Pierre-Louis Rey, Agnès Spiquel et Maurice Weyembergh. Scénographie : Yacine Aït Kaci.

Agnès Spiquel : « Albert Camus est présent aux gens et aux événements »

  • Recueilli par Antoine Peillon
  • Le 8 novembre 2013

À l’occasion du centenaire de la naissance d’Albert Camus, ce 7 novembre, Agnès Spiquel, présidente de la Société des études camusiennes dresse un portrait authentique de l’écrivain auquel elle a consacré plus de dix ans de travail intense et passionné.

La Croix : Comment avez-vous rencontré Camus ?

Agnès Spiquel : Quand j’ai commencé d’enseigner la littérature, en lycée, ma première inspection a eu lieu lors d’un travail sur une page de L’Étranger. Mais, au-delà d’une connaissance universitaire, la vraie rencontre date de ma nomination à l’université d’Amiens, où il y avait Jacqueline Lévi-Valensi, grande spécialiste de ­Camus (1). Nous sommes devenues très amies et elle m’a associée à ses travaux.

Lorsqu’elle est tombée malade, Jacqueline Lévi-Valensi m’a demandé de l’aider à terminer ce qu’elle avait encore à faire. J’ai ainsi pu participer à la nouvelle édition des Œuvres complètes de Camus en Pléiade. Après son décès, en novembre 2004, je suis devenue la présidente de la Société des études camusiennes. Et puis, il y eut cette chance merveilleuse, Catherine Camus [fille et gestionnaire de l’œuvre de l’écrivain] me disant : « Jacqueline devait éditer Le Premier Homme pour la Pléiade ; ton père [le père d’Agnès Spiquel était salarié agricole] et le père ­de mon père avaient le même métier ; c’est toi qui feras Le Premier Homme… »

Qui était l’homme Camus ?

A. S. : J’ai la chance extraordinaire d’être en contact avec des gens qui l’ont connu personnellement. Grâce à eux, Camus est vivant pour moi. De même, lorsque j’ai édité la correspondance de Camus avec Louis Guilloux (2), j’ai aussi fait parler des gens qui avaient bien connu le grand écrivain de Saint-Brieuc et j’ai vu ce qui passait dans leurs yeux lorsque je prononçais son nom. L’homme Camus ? J’ai aimé tout ce que j’ai découvert de lui, y compris ses doutes, ses contradictions, ses faiblesses, mais surtout sa générosité avec les autres, avec la vie, son sérieux et son goût du bonheur tout à la fois, sa présence… Car Camus n’élude jamais. Il sait et dit qu’il peut se tromper, mais il n’élude pas.

Et l’auteur ?

A. S. : C’est un très grand écrivain ! Le lire tout haut, ce que j’ai la chance de pouvoir faire lors de nombreuses conférences, est un plaisir, un bonheur. Lorsque Raymond Gay-Crosier m’a proposé de codiriger avec lui le Cahier de L’Herne consacré à Camus (3), j’ai encore reçu ça comme un cadeau immense. Depuis trois ans, l’édition de la correspondance ­Camus-Guilloux, la codirection du Cahier de L’Herne et la co-organisation de l’exposition à Aix-en-Provence sont des travaux non universitaires qui m’ont permis d’apprécier toujours plus les livres de Camus.

Avez-vous une préférence pour l’un d’entre eux ?

A. S. : Mon arrivée à l’université d’Amiens, en 1991, et ma rencontre avec Jacqueline Lévi-Valensi correspondent à la publication du Premier Homme, en 1994. La lecture de ce livre a été déterminante. J’ai eu l’impression d’y lire ma propre histoire familiale. Chez moi, il n’y avait pas de livre à la maison, mon père n’avait pas le certificat d’études.

Camus était écrivain, philosophe, journaliste, citoyen. Peut-on hiérarchiser ses activités ?

A. S. : Non ! Il écrit, dans sesCarnets, en 1935 : « On ne pense que par images. Si tu veux être philosophe, écris des romans. » Lorsque l’on s’intéresse aux romans de Camus, on ne peut pas éviter la philosophie. Il y a une parfaite cohérence interne chez Camus. On ne peut dissocier ses œuvres littéraires et philosophiques. Il dit lui-même, en 1959, à des spectateurs des Possédés, de Dostoïevski, qu’il vient d’adapter pour la scène, que lorsqu’il a une idée, il ne sait pas d’avance si elle prendra la forme du roman, de la pièce de théâtre ou de l’essai philosophique. En fait, il est toujours artiste. Le Camus qui a écrit La Peste (1947) est aussi celui qui a écrit lesLettres à un ami allemand (publiées de 1943 à 1945) sur l’obligation de s’impliquer dans l’Histoire, même quand on n’en a pas envie et que l’on pense que l’Histoire est mortifère.

L’impossibilité d’embrigader Camus semble toujours désorienter certains…

A. S. : Camus refuse de s’inscrire dans un camp, alors qu’il vit dans une période de profond clivage idéologique. La tendance à lui faire dire n’importe quoi, sans avoir vraiment lu ce qu’il a écrit, sans avoir compris à quel point sa pensée est une pensée de la tension et non pas du juste milieu, m’a beaucoup révulsée cette année.

Il y a, par exemple, encore d’anciens partisans de l’Algérie française qui disent : « Il est des nôtres ! » Camus est conscient que L’Homme révolté (1951) prend de plein fouet les camps idéologiques qui fracturent la France de son époque. Il ne s’attendait cependant pas à une telle violence ad hominem contre lui. Le débat très dur entre Sartre et Camus est profond : il y va de toute la question de la morale en politique. Au moment de la guerre d’Algérie, il est alors d’accord avec Sartre pour dire que le système colonial est condamné, mais il ne l’est plus quand Sartre dit que tous les moyens – y compris terroristes – sont bons pour en finir avec le colonialisme.

Les correspondances de Camus avec Guilloux, Martin du Gard et Char témoignent de sa fragilité, de ses doutes, alors que, par ses engagements, il a fait preuve d’un très grand courage. Comment est-ce possible ?

A. S. : Il est tout simplement présent aux gens et aux événements. Il n’élude pas, il ne recule pas. Il y a aussi chez lui un énorme bonheur de vivre. Il a beau être malade (tuberculose chronique), il aime rire, il prend la vie à bras-le-corps. Sa fille Catherine dit qu’elle n’a jamais eu l’impression que Camus était malade. C’est la marque de sa générosité.

De même, pendant la guerre, pour lui, on ne pouvait pas ne pas entrer dans le combat, mais en gardant toujours sa liberté. Tous ceux que vous avez cités, Char, Guilloux, Martin du Gard, sont des esprits libres avec lesquels il est en très grande proximité. Ce sont aussi des hommes qui ne vivent pas principalement à Paris, qui se tiennent loin de Saint-Germain-des-Prés. Camus n’a eu de cesse qu’il n’ait trouvé un autre lieu de vie, jusqu’à l’acquisition de la maison de Lourmarin (Vaucluse), en 1958.

Ce moment est-il le commencement d’une nouvelle vie ?

A. S. : En 1958 et 1959, grâce à Lourmarin, à son projet de roman Le Premier Homme et au théâtre, Camus était en train sortir de la période des cabales menées contre lui dans les années 1950. Il dit alors étrangement : « Je commence mon œuvre. » Comme si les deux cycles antérieurs de l’absurde et de la révolte (4) avaient été une préparation de ce que j’appellerais le cycle de la justice, au sens de la mesure, parce que l’homme est la mesure de toute chose, selon la formule de Protagoras. Mais je pense surtout qu’il était en train de se libérer de la structuration de son œuvre en cycles. Sa mort accidentelle, le 4 janvier 1960, a brisé ce second souffle.

Camus centenaire est-il toujours actuel ?

A. S. : Ce qui nous parle, de nos jours, c’est tout d’abord son refus de simplifier les situations, de coller des étiquettes sur les personnes et sur leurs actes. Les gens en ont assez des faux débats ; or, Camus invite à penser de façon fine et complexe. Ce qui implique le sens du dialogue. Il y a aussi la densité du langage d’un Camus qui ne prostitue pas les mots. C’est capital dans un moment actuel où les mots ne veulent souvent plus rien dire. Enfin, il peut aider à vivre, parce qu’il a un sens du bonheur autant que celui du tragique, ce qui parle à tout le monde et en particulier aux jeunes gens.

(1) Auteur, entre autres, d’Albert Camus ou la naissance d’un romancier (Gallimard, 2006), elle fut la fondatrice de la Société des études camusiennes, en 1982 et l’initiatrice de la nouvelle édition des Œuvres complètes de Camus en Pléiade (Gallimard, 4 volumes, 2006-2008).

(2) Albert Camus et Louis Guilloux, Correspondance, 1945-1959, Gallimard, 2013.

(3) Albert Camus, Cahier de L’Herne, n° 103, 2013, 376 p., 39 €.

(4) Le cycle de l’absurde désignait, pour Camus, L’Étranger (roman, 1942), Le Mythe de Sisyphe (essai, 1942), Caligula (théâtre, 1944) et Le Malentendu (théâtre, 1944). Celui de la révolte regroupait La Peste (roman, 1947), Les Justes (théâtre, 1949), L’Homme révolté (essai, 1951).

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