Emmanuel Todd, chez Gallimard, le 30 septembre 2011 / © Ishta
Plus de vingt ans de recherches ont conduit Emmanuel Todd à élaborer un modèle d’évolution des systèmes familiaux depuis l’émergence de l’homme jusqu’à la modernité.
Vous venez de publier un volume de quelque 760 pages sur l’origine des systèmes familiaux en Eurasie (1). Pourquoi un tel travail ?
Emmanuel Todd : J’ai mené ce travail d’anthropologue en chambre et d’historien pendant plus de quinze ans, afin d’aboutir à un modèle complet d’évolution des systèmes familiaux depuis l’invention de l’écriture vers 3000 avant Jésus-Christ jusqu’à la veille de la révolution industrielle. Pour cela, j’ai lu des centaines de livres et des milliers d’articles. Il y a un côté presque dément dans cette aventure. Mais le résultat publié aujourd’hui est en quelque sorte le socle scientifique de beaucoup de mes travaux précédents, notamment ceux qui mettaient en évidence l’influence des structures familiales anciennes sur la carte des idéologies politiques, voire des systèmes économiques. Bien entendu, je souhaite qu’il soit admis que ce modèle est à un niveau élevé de validité.
Vous préférez vous présenter comme historien plutôt que comme anthropologue. Les deux disciplines sont-elles inconciliables ?
E. T. : En théorie, les sciences humaines sont une, mais il y a une vraie séparation pratique. L’historien est quelqu’un dont la vie concrète se passe dans des fonds d’archives à étudier la vie de gens qui n’existent plus. La part la plus aventureuse et poétique de ma vie de chercheur, c’est lorsque je suis allé jusqu’à travailler dans des fonds d’archives à Lund, en Suède, ou alors lorsque je prenais le bus de la ligne 17 à Florence pour monter à Fiesole, où l’on m’ouvrait une cellule aux Archives archiépiscopales, afin que je puisse consulter des documents du XVIIIe siècle… L’anthropologue part vivre des mois ou des années à l’autre bout du monde, dans des conditions d’existence assez dures, plus poétiques aussi, mais il est souvent pris au piège du structuralisme, comme si tous les caractères de la société qu’il étudie avaient des rapports fonctionnels entre eux de façon quasi figée, sans évolution. Mais par chance, quand j’étais étudiant à Cambridge, la vie universitaire était interdisciplinaire. Il y avait une importante collaboration entre historiens et anthropologues. Je suis le produit de cette école anglaise, ce qui détermine mon empirisme.
Votre livre met en exergue une structure sociale originelle, commune à toute l’humanité : la famille nucléaire, telle qu’elle s’est conservée en Europe occidentale, notamment. N’est-ce pas un renversement de toute l’anthropologie ?
E. T. : Pour les Européens de l’Ouest, les primitifs furent longtemps les Slaves, organisés dans de grandes familles communautaires et patriarcales. Après, les Occidentaux ont vu la même chose en Afrique, dans le monde arabe, en Chine, bref en Orient… Personnellement, j’ai mis en œuvre, grâce à mon ami linguiste Laurent Sagart, une technique d’interprétation des cartes de diffusion des systèmes familiaux sur tout le continent eurasiatique qui inverse la perspective. Ce qui saute aux yeux, c’est que, contrairement aux idées reçues sur le « progrès », le système patrilinéaire des régions centrales est le fruit de l’innovation, tandis que la famille nucléaire des Occidentaux est, comme chez les aborigènes des Philippines, la forme la plus archaïque, le résidu du système d’organisation sociale le plus ancien.
Quelles sont les conséquences de votre théorie ?
E. T. : Elle permet de comprendre, par exemple, que les Russes, les Chinois et les Indiens du Nord ne sont pas confrontés, en réalité, à une sortie d’un modèle archaïque de clan patriarcal et communautaire de la famille pour se diriger vers la soi-disant innovation de la famille nucléaire à l’occidentale. Mais qu’ils sont amenés, par la mondialisation des cultures, à déconstruire des structures sociales qu’ils ont élaborées pendant des millénaires. Ce qui est évidemment très difficile et pourrait expliquer le constat de plus en plus net des démographes : une chute considérable de la fécondité et l’augmentation du sexe-ratio en faveur des garçons, en Inde du Nord et en Chine, en Géorgie, en Arménie, du fait de l’avortement sélectif des fœtus de sexe féminin… Nous ne savons pas jusqu’où cette crise peut mener.
Vous montrez, ici, que vous êtes toujours à vif quant aux enjeux politiques de l’évolution anthropologique de l’humanité.
E. T. : Même si, comme Weber, j’estime qu’il y a une autonomie profonde entre le savant et le politique, je pense que nous avons le double devoir d’être des chercheurs honnêtes et aussi des citoyens. Le fait d’avoir identifié les déterminations souterraines de valeurs dominantes dans certaines zones géographiques n’a eu aucun effet sur mon adhésion aux valeurs libérales et égalitaires de la région dont je suis enfant. Cependant, je peux aussi projeter le renversement que j’ai opéré sur l’évolution des systèmes familiaux sur le champ de notre histoire politique. Ainsi, en contradiction avec l’illusion démocratique à la mode, je crains que nous ne soyons, en Europe, en phase d’émergence d’un système politique oligarchique. Du point de vue anthropologique, la thématique générale est celle d’un individu qui échappe à la famille et qui cesse tout simplement d’être capable de penser le collectif. L’état actuel d’atomisation sociale et politique favorise les dérives autoritaires. L’individu, plus solitaire que libre, est la proie facile des puissances. D’où mon alerte constante sur cet Après la démocratie – titre de mon précédent livre – qui nous menace encore.
(1) L’Origine des systèmes familiaux, Tome 1 : L’Eurasie, Éd. Gallimard, NRF Essais, 2011, 756 p., 29 €.
Emmanuel Todd, chez Gallimard, le 30 septembre 2011 / © Ishta