Gilles-Éric Séralini : « Fidèle à ma révolte d’enfant contre la souffrance ».

Entretien. Gilles-Éric Séralini, chercheur à l’Institut de biologie fondamentale et appliquée (IBFA) de l’université de Caen : « Fidèle à ma révolte d’enfant contre la souffrance »

Recueilli par Antoine Peillon, le 16 août 2012

Gilles-Éric Séralini dans son laboratoire de l’université de Caen / © Ishta

Le public vous connaît surtout pour vos alertes sur les OGM (organismes génétiquement modifiés), ce qui occulte peut-être une brillante carrière scientifique.

Gilles-Éric Séralini : J’ai eu la chance de faire ma thèse à Montpellier, de vivre quatre ans en Amérique du Nord, de travailler au Canada et aux États-Unis. J’ai réussi le concours du professorat des universités, qui était national à l’époque, en 1990, et j’ai été nommé professeur de biologie moléculaire à l’université de Caen, sans doute le plus jeune de France alors, à l’âge de 30 ans. Ce succès et ce statut m’ont garanti une formidable liberté de pensée et aussi de parole.

Quelle a été votre recherche fondamentale ?

G.-É. S. : J’ai travaillé pendant quinze ans sur le cancer du sein. J’ai donc conçu de nouveaux médicaments qui entraînaient moins d’effets secondaires que ceux qui étaient alors sur le marché. Ces travaux ont connu leur aboutissement scientifique à la fin des années 1990. La suite naturelle était de trouver des industriels pour le développement de ces produits. Le marché des médicaments contre le cancer du sein était tenu par de grands laboratoires et il fallait donc que je me tourne vers eux. Ce que j’ai fait. J’ai constaté alors que ces groupes voulaient bien acheter les brevets d’un nouveau médicament, mais qu’ils ne le développeraient que dix ans plus tard, peut-être, pour ne pas mettre eux-mêmes en concurrence l’un de leurs médicaments qui était encore au top des ventes, même s’il était moins efficace que le nouveau… Ils ont répondu par des analyses marketing à des propositions de progrès médical.

Vous êtes-vous plié à cette logique ?

G.-É. S. : Pour jouer le jeu des grands laboratoires, il aurait fallu que je garde le secret sur les résultats de mes recherches et même sur ceux des recherches de mes étudiants, afin de leur en réserver la maîtrise en termes de développement industriel. Je n’ai pas accepté ce « deal » et j’ai publié tous nos résultats dans de grandes revues scientifiques internationales. Ce business du médicament transgressait mes propres lois.

Parlez-vous de morale ?

G.-É. S. : Dans ma vie, en général, j’ai toujours eu un critère simple, pour choisir : qu’est-ce que je préférerais avoir fait, au moment de mon dernier souffle ? C’est ça qui me guide. Faire les bons choix, ça apaise. Par exemple, j’ai fait très jeune le choix risqué de me consacrer à la recherche qui est tout de même un métier d’artiste, au sens de la précarité économique et sociale, jusqu’à un âge avancé. Mais la recherche m’apporte ce plaisir ultime de vivre ma passion dans mon activité, tous les jours. Le chercheur essaie toujours d’être à la pointe de ce qui se sait dans un domaine et il a parfois l’impression de toucher le fond de l’univers, le fond des atomes pour ceux qui travaillent en physique, le fond de la vie et de son fonctionnement, en ce qui concerne mon domaine, la biologie moléculaire. Et puis, c’est très artistique ! L’art et la science ont en commun la créativité. Ils associent les improbables pour trouver quelque chose de nouveau. Enfin, la recherche suppose une authentique liberté de penser, ce qui est pour moi le fondement même de l’humain.

Vos motifs humanistes et artistiques peuvent surprendre chez un scientifique.

G.-É. S. : La science est devenue un dogme. Or, la biologie n’est pas encore prête à articuler la complexité de l’expression génétique à la complexité des facteurs environnementaux. Pourtant, c’est à cette articulation que se situe l’explication de beaucoup de nos maladies, dont les plus graves, par effets combinatoires à long terme des gènes et des polluants, par exemple. Pour ma part, ayant beaucoup travaillé sur les perturbations hormonales en jeu dans les cancers du sein, je me suis rendu compte que beaucoup de produits chimiques dérivés du pétrole sont comme du sable dans le rouage délicat des communications entre cellules. Or, si nous tenons debout, si nous avons un système hormonal performant, si nous sommes des êtres intelligents, c’est parce que nous avons un réseau de communication cellulaire qui est des centaines de millions de fois plus sophistiqué que le Web (le réseau Internet mondial).

Ce sont ces premiers constats qui vous ont mené jusqu’à votre opposition aux OGM ?

G.-É. S. : À partir de mes recherches sur le cancer du sein, je me suis dirigé vers l’étude des effets des pesticides, des plastifiants et d’autres dizaines de polluants (dioxines, PCB, DDT…) que l’on retrouve dans les laits maternels de toute la planète et qui ont tous été démontrés comme cancérogènes chez les animaux. J’ai écrit alors un livre sur les effets des pollutions sur la santé, Le Sursis de l’espèce humaine (Belfond, 1997). Peu après, les OGM sont arrivés en agriculture. J’enseignais moi-même le génie génétique à l’université de Caen. Mais, très vite, je me suis rendu compte que les plantes génétiquement modifiées, dont le fameux maïs BT et le soja résistant au Roundup que nous importons, étaient surtout tolérantes aux herbicides qui pouvaient donc être utilisés en doses toujours plus massives. Je comprenais que la diffusion des maïs et sojas génétiquement modifiés était, entre autres, une pièce majeure de la stratégie du groupe Monsanto pour imposer son herbicide Roundup aux agriculteurs du monde entier. Aussi, en 1996, j’ai lancé avec Jean-Marie Pelt un « Moratoire des scientifiques et des médecins pour plus de recherche sur les OGM » qui a été signé par une foule de personnalités universitaires de renom. À partir de là, je suis devenu le scientifique empêcheur de bricoler les gènes en rond et j’ai subi, pendant quelques années, des tracasseries administratives abusives, qui n’ont jamais entamé ma conviction.

D’où tirez-vous cette persévérance ?

G.-É. S. : Je suis d’une famille chrétienne, et personnellement je ne pense pas qu’il soit démontré que la plus haute conscience dans l’univers est celle de l’homme. J’ai surtout foi dans la capacité d’amour de l’humain. J’admire le sentiment du pardon qu’il y a dans les Églises chrétiennes. Depuis l’adolescence, j’ai aussi beaucoup lu de philosophie.

Votre engagement est-il surtout intellectuel et spirituel ?

G.-É. S. : Dans l’enfance, j’ai été très marqué par le handicap mental de mon frère, causé par une encéphalite vaccinale, et je me suis dit que je travaillerais dans la médecine ou la biologie, pour trouver une solution à ce type d’accident. J’ai vu la souffrance humaine causée par la mauvaise évaluation de produits. Quand j’avais entre 5 et 10 ans, j’ai vu mes parents se battre contre un vaccin mal dosé ou périmé – on n’a jamais bien su – et contre le corps médical qui disait : « Celui-là, mettez-le dans un hospice, oubliez-le et faites en un autre. » C’était très marquant pour un enfant de 5 ans de voir ses parents ne plus se préoccuper que de la maladie de son frère. Cette blessure ouverte ne s’est jamais complètement refermée. Je voulais devenir scientifique, ou avocat, ou écrivain, pour parler de tout ça. Finalement, je suis devenu un petit peu les trois : j’ai publié une dizaine de livres, je défends une cause et je suis un perpétuel chercheur. C’est ma façon de rester fidèle à une révolte d’enfant face à la souffrance d’un autre enfant.

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