De l’individu à la démocratie, quoi de commun ?

L’une, Cynthia Fleury, affirme que grâce à une éducation digne de ce nom, ne s’exonérant pas de la discipline, l’individu devient « irremplaçable ». Et que c’est à cette seule condition qu’un « nouvel âge de l’individuation » refondera une société démocratique, sous régime de l’État de droit et du respect des biens communs.

L’autre, Alain Touraine, décrète que l’individu, s’il vise à devenir « acteur » dans le monde, en tant que « sujet humain », doit se libérer radicalement de toute attache sociale et politique. Pour lui, la défense des droits fondamentaux universels et de la dignité est aujourd’hui le seul combat digne d’être encore mené.

Si tous deux s’accordent sur l’urgence de redonner priorité à l’individu, ils ne peuvent s’entendre sur la nécessité – ou non – d’une société garante du bien commun. Leur vive discussion mobilise les ressources les plus actuelles de la psychologie, de la sociologie et de la philosophie politique.

  • Recueilli par Antoine Peillon
  • Le 15 janvier 2016

© Ishta

Alain Touraine, vous dressez dans votre nouveau livre (1) un État du monde inquiétant. Cynthia Fleury, vous parlez dans le vôtre (2) de défaite de la verbalisation, de domination… Sommes-nous dans un état critique ?

Alain Touraine : Étant bien plus historien et sociologue que psychologue ou philosophe, j’emploierai un mot beaucoup plus neutre qu’« état critique » : « millénium ». Nous changeons de millénaire. Mais, par tempérament, j’ai plutôt tendance à sentir les aspects les plus positifs de ce changement absolument majeur. Je crois avant tout à la liberté des modernes, pour parler comme Benjamin Constant, mais je crois aussi que la liberté des anciens, celle des Romains ou des Athéniens, est perdue. C’est vrai. Cela ne veut pas dire que c’est la fin du monde.

Excusez-moi, Alain Touraine, mais j’insiste. Dans Nous, sujets humains, vous écrivez : « En ce début du XXIe siècle, tout semble perdu… » Ce n’est peut-être pas la fin du monde, mais la situation paraît pour le moins critique, tout de même.

A. T. : Pour que les choses soient tout à fait claires, c’est le côté négatif et même extrêmement dangereux de ce que j’appelle « la fin des sociétés », c’est-à-dire la désintégration de tous les encadrements politiques et sociaux de l’individu, sous les coups d’un capitalisme global et le triomphe d’une vision de la société réduite à la recherche du profit (3). Ce que je dis aussi dans mon livre, à de nombreuses reprises, c’est que, pour la première fois depuis plusieurs siècles, la modernité incarnée par la science, par la raison, par les droits de l’homme, par les luttes sociales, par l’introduction de l’universel dans le particulier, etc., tout cela est menacé de mort, par les modernisateurs, c’est-à-dire par ceux-là mêmes qui dirigent le processus de modernisation. De plus, avec la fin de l’économie industrielle, qui a formaté la société en termes économiques et sociaux, par le travail et les classes sociales par exemple, nous assistons à la fin des sociétés qui se pensent en termes sociaux.

Aujourd’hui, avec l’émergence des technologies de l’information et de la communication, qui permettent la construction et la transformation de la subjectivité, l’enjeu du pouvoir est devenu le contrôle, la transformation, voire la fabrication des esprits humains. Ce qui me conduit à penser que le pouvoir devient total. Oui, nous vivons dans un monde d’empires, à nouveau. Mais, contre ces empires, se dressent désormais non pas ceux qui défendent seulement des droits politiques, sociaux ou culturels, mais ceux qui défendent le sujet, c’est-à-dire l’homme créateur de lui-même.

Cynthia Fleury : Sur la question de l’état éventuellement critique du monde, s’il s’agit de dire « critique » au sens de Kant, c’est-à-dire de savoir qu’est ce qui se joue en ce moment comme « conditions de possibilités » d’un nouveau monde, ou quels sont les termes et les paramètres d’une « émergence », c’est cet état critique, en effet, qui me semble être la question clé. Il existe un renforcement notoire des « pouvoirs totaux », comme dit Alain Touraine, et comme le signalent la structure panoptique de l’Internet ou le fait que les États ne lâchent pas la doctrine ni la pratique de la « raison d’État » (du scandale américain de Prism à la loi sur le renseignement en France). Et ceci est d’autant plus critique que l’efficacité de régulation de l’État-nation est dépassée et qu’elle doit apprendre à faire autrement, en créant des combinaisons de souveraineté et de gouvernance démocratiques avec les autres États, mais aussi avec les autres entités régulatrices mondiales (ONU en tête), sans oublier les plates-formes civiles, notamment celles – à créer – des lanceurs d’alerte.

C’est donc le moment inédit d’un nouvel âge de la souveraineté démocratique qu’il nous faut inventer. Le terme de « crise », au sens médiatique du terme, est trop souvent accolé à celui de troubles passagers, transitoires, comme s’il s’agissait de revenir après coup à l’état précédent. Il masque aussi la disparité des conséquences de ladite crise. Il n’y a pas « crise » pour tout le monde. Loin de là. L’inégalité est redevenue une dynamique historique, après avoir cessé de l’être au moment du développement des États providence. La crise de l’État de droit, doublée de celle de l’État providence, met en danger les sujets humains. Il suffit de voir les effets psychologiques dévastateurs, dans le monde du travail, de la précarisation des métiers et des statuts. Il suffit de constater plus généralement les dégâts économiques et sociaux de la dérégulation de la finance, de l’idolâtrie de la croissance et des impératifs de rentabilité immédiate qui exigent que les travailleurs soient remplaçables, interchangeables, entièrement disponibles, soumis à la flexibilité sans limite, comme le sont des robots ou simplement des non-sujets de droit. Le tout dans un climat culturel de rationalisation extrême.

En conséquence, certes l’individu-sujet est menacé, parfois disloqué, ce dont je peux témoigner en tant que psychanalyste, mais c’est aussi l’État de droit lui-même qui est ruiné, car celui-ci ne peut exister que par l’action de sujets émancipés, individués, que je nomme « les irremplaçables » dans mon dernier livre. Quand les individus sont rongés par le découragement, ils ne peuvent plus croire dans un État de droit qui ne les protège plus en tant que sujets libres. Ils risquent alors de se tourner massivement vers des régimes politiques dangereux, xénophobes, qui pratiquent l’autoritarisme sécuritaire.

Il y a donc urgence à changer beaucoup de choses ?

A. T. : Une des grandes tendances que nous voyons, c’est la tendance à casser tout ce qui est socialisation et à le remplacer par ce que l’on pourrait appeler de l’intersubjectivation. Le social, qui a été porteur un temps du développement humain, en est devenu un adversaire aujourd’hui. Il faut se placer désormais dans une vision générale de la subjectivation, c’est-à-dire de ce dédoublement de l’être humain qui n’est plus seulement un être biologique, qui n’est plus seulement un être social, mais qui est d’abord conscience de lui-même comme créateur. C’est ça, le millénium dans lequel nous entrons ! Un monde où, pour la première fois, le sacré a complètement disparu. Les XIXe et XXe siècles étaient encore bourrés de sacré. Maintenant, il n’y a plus que de la réflexivité. Nous sommes dans un monde qui réfléchit sur un monde créé par l’homme.

C’est pourquoi, face à un pouvoir total, nous devons invoquer l’universel, lequel est encore plus fort que le pouvoir total. Il ne suffit donc plus d’opposer des droits politiques, sociaux ou culturels au pouvoir total qui tente de régner actuellement ; il faut mobiliser quelque chose d’universel : l’être humain dans sa capacité à se créer lui-même, le « sujet humain ». L’après-guerre a été dominé par la mise à mort du « sujet », par les structuralistes autant que par les marxistes. Il est temps de défendre la « subjectivation », c’est-à-dire, la prise en charge par chacun du sujet en lui. C’est ainsi qu’un individu devient acteur, défenseur et même promoteur des droits humains fondamentaux, de droits universels.

L’acteur, c’est un individu, ou un groupe, en tant qu’il prend en charge le sujet humain et en tant qu’il défend en conséquence des droits fondamentaux. Les droits fondamentaux, pour simplifier, je les résume en un seul mot : « dignité ». La dignité ajoute la dimension éthique de la vie humaine par rapport aux mots solidarité ou même fraternité qui sont de l’ordre du social. Car, aujourd’hui, ce ne sont plus les problèmes économiques ou sociaux qui nourrissent l’action collective. C’est la question éthique qui mobilise chacun vis-à-vis de ce qu’il accepte ou refuse au nom de sa dignité, contre son humiliation.

C. F. : Il est vrai que le terme de « dignité » est revenu en force, ces dernières années. En ce sens, la dignité, c’est sans doute l’idée d’un juste compromis entre liberté et égalité. Je suis pour ma part très attachée à ces deux notions. Mais ce n’est pas neutre que le terme de dignité séduise davantage, dans le monde entier, que celui de liberté, comme une manière d’articuler les droits individuels et le rôle des communautés, l’éthique, la morale et le politique. En réinvestissant la question de la dignité de la personne, les acteurs civils, comme les théoriciens de la critique du néolibéralisme, ont voulu désigner le danger d’une résurgence de la raison instrumentale (laquelle a repris des forces à travers la puissance de la technique et celle du capitalisme dérégularisé) et ses conséquences néfastes en termes d’indignité pour les personnes. Face à cette déraison, l’enjeu est la poursuite de l’invention continue de l’État de droit, et du maintien du sujet humain. J’ai choisi le terme « individuation », bien connu de Jung à Durkheim, pour critiquer celui d’« individualisme ». Qui dit individuation dit une dynamique d’engagement réciproque, individuel et collectif. Le souci de soi et le souci de la Cité sont indissolublement liés. La Cité, dans ce sens-là, parachève la subjectivation ou l’individuation.

A. T. : « Individuation » ou « subjectivation » sont des mots qui parlent d’un processus de création. Individu et sujet ne peuvent exister qu’en se créant sans cesse. Ce qui doit se créer, c’est la capacité et la volonté d’être sujet. Le but de la politique doit être, dès lors, de rendre les êtres humains capables et ayant la volonté d’être des acteurs.

C. F. : C’est là que nous sommes d’accord.

Mais êtes-vous d’accord sur l’objectif de « faire Cité », pour reprendre les mots de Cynthia Fleury ?

A. T. : Moi, je ne crois plus beaucoup à la Cité.

C. F. : Il ne s’agit nullement de croire. On ne croit pas au « chiffre 7 ». La « Cité », c’est le terme archétypal d’un monde commun.

A. T. : J’entends le mot « Cité » comme positif seulement s’il libère de la « communauté », c’est-à-dire d’une des appartenances dont j’ai le plus horreur.

C. F. : Moi, je n’entends pas « communauté » ; j’entends « commun », ou « commons » (4), ou « les communs », termes qui s’emploient d’ailleurs à nouveau beaucoup en philosophie politique.

A. T. : J’insiste constamment pour remplacer l’action institutionnelle par l’action volontaire des sujets. Et si l’on me demande comment il faut faire pour les prochaines élections, je réponds : ne passez pas par les partis, ne passez pas par les syndicats, tout ça, c’est mort, ou ça fait du mal. Il faut que vous suscitiez des actions volontaires. Pour dire à quel point je me méfie du mot « Cité », j’ajoute qu’il fait écho pour moi à un autre mot que j’écarte car il est d’une malhonnêteté profonde, le mot « République ». Moi, je ne suis pas républicain. Je suis démocrate.

C. F. : Faire Cité demeure du domaine de l’œuvre. Aujourd’hui, d’ailleurs, les réflexions les plus créatrices quant à la question des commons relèvent de la société civile. Le « faire Cité » est une invention permanente, mais il est trop souvent, c’est vrai, au service d’une normalisation sans génie. Un monde commun, c’est la définition de certaines règles communes. Et ces règles ne sont pas forcément hypercontraintes.

A. T. : Le monde que je trouve positif, ce n’est pas un monde qui a des règles communes, c’est un monde qui respecte, par-dessus tout, les droits fondamentaux, c’est-à-dire la dignité du sujet.

Vous faites de l’éducation, l’un comme l’autre, un facteur central, mais aujourd’hui inopérant, de l’individuation ou de la subjectivation. Comment cette éducation doit-elle être refondée ?

C. F. : L’éducation est ce qui fonde le projet démocratique. Pas seulement comme moment au début de la vie, mais tout au long de la vie. Qu’est-ce que l’État de droit, d’ailleurs, si ce n’est la réflexion d’un peuple mise en acte ? L’invention de l’État de droit en tant que tel est un acte réflexif, « critique ». Quant à l’école française, elle est hélas encore trop le lieu du maintien du déterminisme social, sans parler du fait qu’elle renforce les mécanismes d’inhibition sociale et cognitive.

A. T. : Aujourd’hui, l’homme ne doit plus obéir au roi, mais à la société. Ce qui est la même chose. L’enseignement est un des secteurs les plus attardés de la société française. Il est tellement contraignant, tellement négatif que 20 à 30 % des enseignants français sont contre l’enseignement tel qu’il est institué et encouragent au contraire l’expression individuelle. Aujourd’hui, l’éducation est essentiellement de la socialisation. Il faut, au contraire, qu’elle produise de la subjectivation.

C. F. : Le premier objet de l’école actuelle est de reproduire sciemment la société existante, comme si la durabilité de l’État de droit était assurée par le suivisme. Or c’est précisément ce qui met en danger l’État de droit. L’État de droit se protège en réalité par sa capacité à produire chez l’individu de l’individuation, de l’innovation, de l’inconnu, du surgissement. Or nous avons une école qui reproduit trop encore l’ordre existant, soit par ses défaillances, soit par sa volonté de normalisation. C’est morbide.

A. T. : Si l’école produisait l’État social, ce ne serait déjà pas si mal. Mais ce n’est pas le cas ; elle aggrave les inégalités. Aujourd’hui, il faut sortir de cette confiance, de cette délégation de sacré qui a été consentie en faveur de l’école. Individuation et subjectivation doivent jouer dans la même équipe contre le social et surtout contre le communautaire.

Comment les sujets peuvent-ils s’opposer à tout ce qui les écrase ?

A. T. : Il y a un mot qui me semble être utile à ce propos. C’est un mot qui ne paie pas de mine, à vrai dire : “courage”. Je pense que le courage implique une intériorisation et non pas une tutelle, un ordre, ou un commandement. Tout ce qui intériorise un but de valeur universelle est essentiel. La nature même de la subjectivation est d’être universaliste. En Chine, des gens ont le courage, toutes les semaines, de s’emparer du siège local du parti, de détruire un objet de propagande et ensuite d’aller en prison, ou de s’exiler dans des conditions difficiles.

C. F. : Nous avons ici une conviction commune. Le courage, auquel j’ai consacré un livre (5), me paraît être le premier outil de protection du sujet et celui, essentiel, de la régulation démocratique collective. Il est premièrement le rejet de la violence et défend la non-violence comme action. Je pense par exemple à Germaine Tillion, entrée au Panthéon en mai dernier, en compagnie de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette, pour laquelle le vrai combat de la Résistance était de s’engager contre la haine. L’aventure de l’irremplaçabilité se situe là : dans cette lutte contre la production et reproduction des haines des autres et de soi-même.

(1) Nous, sujets humains, Seuil, 2015.

(2) Les Irremplaçables, Gallimard, 2015.

(3) La Fin des sociétés, Seuil, 2013.

(4) La notion anglaise de « commons » désigne un espace ou une ressource dont l’usage est partagé par une communauté de personnes, un bien commun, par exemple les communaux.

(5) La Fin du courage ; La reconquête d’une vertu démocratique, Fayard, 2010 (et Le Livre de Poche, collection Biblio Essais, 2011).

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