De l’idéologie antiterroriste

TRIBUNE

Le terrorisme nous a appris tant de choses

Par François Thuillier *

François Thuillier / © Ishta

* Chercheur associé auprès du Centre d’étude sur les conflits (CECLS), membre du conseil scientifique d’Intérêt général, auteur de L’Europe du secret (La Documentation Française, 2000), La Révolution antiterroriste (Temps Présent, 2019) et co-auteur d’Homo Terrorismus (Temps Présent, 2020).

Une première version de cette analyse a été publiée, le 18 novembre 2021, sur le blog de François Thuillier, hébergé par le site d’information Mediapart.

Le temps du procès n’est pas celui de la pensée. Il hystérise les consciences incertaines et nous livre collectivement, un peu hagards, au vertige des certitudes. C’est pourtant un temps nécessaire. D’abord pour métaboliser ensemble le traumatisme de l’attentat, l’inscrire dans une histoire commune. Ensuite pour manifester notre respect aux victimes, innocentes par nature, et dont les récits glaçants nous ont récemment plongés au cœur du drame humain, aux intervenants (soignants et enquêteurs), et, d’une certaine manière, à ceux-là même qui se sont mis hors-la-loi, en essayant, comme le disait Simone Weil, « de les réintégrer dans la loi en les soumettant au châtiment qu’elle prescrit ».[1] Il déplace le rapport de forces sur un terrain qui nous est certes plus favorable, mais il reste un rapport de forces peu propice à la réflexion, rétif aux nuances et aux complexités. Le refus de la plupart des sociologues de venir y témoigner dit combien sa charge émotionnelle pèse sur notre intelligence collective.

Le terrorisme moderne nous a pourtant appris tant de choses. Et en si peu de temps. Sur nous-mêmes et sur l’autre, sur ce quid obscurum que reste plus que jamais l’homme à ses propres yeux. Sur la force des images qui aspirent aujourd’hui à remplacer les dieux. Il nous a appris aussi à nous méfier des consensus artificiellement fabriqués et des emportements collectifs. Il nous a enseigné une manière de s’exprimer puisqu’il n’est plus de crise sanitaire, économique ou sociale qui n’utilise aujourd’hui son vocabulaire, ses postures guerrières et ses tentations autoritaires, masquant partout la même impuissance. Il s’est fondu dans le décor du pouvoir au point parfois de se faire oublier.

Pourtant, notre politique antiterroriste a évolué depuis une vingtaine d’années, et c’est avant tout dans le domaine politique à proprement parler que cette inflexion manifeste désormais ses effets. C’est dans ce cadre qu’il faut penser le terrorisme. On ne peut réduire le légitime élan qui vise à nous en protéger à ses seules fins, si les moyens que nous mettons en œuvre affaiblissent notre combat. Regardons pour cela qui appelle à la guerre, qui en profiterait et qui y perdrait. Si ce qui se trame « à l’arrière » contredit ce que nous sommes au front, nous aurons perdu et la guerre et la paix. Et nous n’aurons plus rien à défendre.

Le visage du tueur politique n’a lui guère changé dans les siècles. C’est toujours le même jeune homme en quête brutale d’identité, mais possédant les moyens de se donner corps et âme à une cause, quelle qu’elle soit. En vérité, le seul intérêt de ce qu’on appelle terrorisme depuis quelques décennies réside dans sa capacité de nous révéler à nous-mêmes, hommes comme sociétés. Ainsi, la manière collective dont nous nous positionnons, dont nous nous déterminons face à lui dit beaucoup de notre maturité démocratique, de notre conscience citoyenne et du rapport de l’État avec l’autorité et la violence, accessoirement avec la religion. La signature dont s’empare le criminel terroriste dévoile évidemment les fractures et les impensés d’une époque – toute culture appelle forcément ses propres déviances – mais c’est notre posture face à l’attentat qui a subi ces dernières années les inflexions les plus significatives.

A l’heure donc du procès des attentats de novembre 2015, des passages à l’acte individuels qui ont émaillé ces derniers mois, et des débats sur le « séparatisme » et la laïcité, disons pour commencer que la manière dont notre lutte antiterroriste a changé depuis le début des années 2000 peut aisément être documentée et déclinée étape par étape. Mais retenons d’abord ici que ce mouvement s’est affranchi de tout processus démocratique pour suivre plus volontiers les pentes un peu paresseuses qui lui étaient proposées. Tout d’abord l’influence étrangère des Etats qui les premiers se lancèrent dans la « guerre contre le terrorisme » et dont la puissance diplomatique et l’efficacité du soft power entrainèrent bientôt derrière eux la totalité de leurs alliés. C’est par exemple par ce biais que nous appliquons aujourd’hui dans notre pays une « lutte contre la radicalisation » en contradiction complète avec nos principes laïcs et des doutes croissants sur son innocuité.

Notre politique antiterroriste a également évolué sous l’effet de la peur. La peur générée par les attentats meurtriers de ces dernières années, mais surtout la peur habilement proposée comme produit de gouvernement, répertoire de communication, et source de profit au moins autant financier que symbolique[2]. Cette nouvelle posture que présente notre pays face à la menace n’est toutefois guère contestée. Il existe désormais une sorte d’effet TINA (« There is no alternative ») qui, après l’économie, affecte la politique antiterroriste et que nous retrouvons inscrit dans les sondages. Il introduit l’idée qu’il n’existerait plus que des différences de degrés, et non plus de nature, entre les approches du libéralisme autoritaire et celles de l’autoritarisme libéral en la matière. Il rend dès lors concevable le glissement progressif de notre pays vers l’extrême-droite qui, depuis une vingtaine d’années, se confirme enquêtes d’opinions après enquêtes d’opinions, élections après élections.

Nous allons essayer de parcourir à nouveau le chemin qu’ont suivi ces idées qui en 2022 pourraient nous valoir une sorte d’alternance naturelle, un passage de relais réussi, entre ces deux visions qui dominent actuellement le pays. Nous allons essayer de dévoiler ce guet discret qu’aura constitué notre politique antiterroriste et qui aura permis, à notre insu, de banaliser, presque de blanchir, ce discours identitaire qui partout ailleurs, sous couvert de sa version sécuritaire, a désormais gagné les esprits. Nous allons essayer de comprendre aussi comment la population a pu se laisser aussi aisément convaincre par des politiques parfois sujettes à caution et qui ne la mettaient pas pour autant à l’abri.

La fin du modèle français

S’il fallait situer dans le temps le point de bascule de notre politique antiterroriste, ce serait l’année 2007. Les attentats du 11 septembre 2001, malgré un écho médiatique considérable, n’avaient en apparence guère entamé notre posture séculaire en la matière. Toutefois, sept mois plus tard, comme un premier avertissement, le candidat du Front National accédait, à la surprise générale, au second tour de l’élection présidentielle à la faveur d’un climat que résumera assez bien l’affaire Paul Voise[3]. Les attentats de Londres en 2005 n’eurent en eux-mêmes pas plus d’effet. Même si, accédant à la présidence du Conseil de l’Union européenne au même moment, le Royaume-Uni eut beau jeu, grâce à l’empathie suscitée sur l’ensemble du continent, de vouloir lui imposer son propre modèle de lutte antiterroriste qui venait pourtant de connaître là un nouvel échec.

Mais la France tenait bon, assez peu impressionnée par ce terrorisme moderne qui faisait encore pâle figure en comparaison des vagues de violence politique autrement plus sanglantes qu’elle avait eu à subir depuis plus d’un siècle. Elle eût encore l’occasion de le manifester lors de la rédaction du Livre blanc sur la sécurité intérieure face au terrorisme en 2006, puisqu’on refusa d’y inscrire les termes de « guerre » contre le terrorisme (au profit d’une lutte contre de simples criminels) et de terrorisme « islamiste » par égard pour nos compatriotes musulmans et quelques pays alliés du sud de la Méditerranée, et surtout respect de la laïcité. Mais ce fut là la dernière trace d’une position singulière de la France dans un débat qui s’était entretemps mondialisé.

Tout céda ensuite. Dès 2008, un nouveau Livre blanc introduisit la notion controversée de « sécurité nationale » dans notre doctrine et l’inscrivit aux frontons de nos institutions, entrainant une confusion des menaces entre-elles au profit de l’idéologie sécuritaire. Celle-ci, tapie dans les antichambres du pouvoir, les revues et les instituts, où elle aiguisait depuis plusieurs années ses appétits, composée au départ d’anciens militants d’extrême droite et de sympathisants plus ou moins déclarés des thèses atlantistes, fût invitée à se mettre au service d’élus désireux d’en faire un thème électoral et de milieux d’affaires tentés d’en faire une nouvelle source de revenus. Ainsi naquit une sorte de capitalisme sécuritaire, véritable excroissance de l’original, qui eût l’habileté de se présenter comme un système autosuffisant alliant références théoriques (la nouvelle « criminologie » prophylactique) et débouchés commerciaux (grâce aux sociétés de conseil et à la promotion de la sécurité privée).

Le nouveau visage de l’antiterrorisme

Parvenus à cet endroit, nous pouvons citer quelques exemples de la manière dont ce tournant s’est manifesté dans la lutte antiterroriste. Commençons par le « contre-terrorisme » lui-même qui, s’il a toujours existé, se voit aujourd’hui revendiqué publiquement par les plus hautes autorités, ce qui en change forcément la nature et le visage à la fois. Rappelons tout de même qu’il vise à répondre au terrorisme par les moyens qu’il emploie, c’est-à-dire qu’il consiste presque à précéder l’ennemi sur son propre terrain, à l’y attendre, avec ses méthodes, son vocabulaire, au risque, désormais assumé, de ne plus faire qu’un avec lui, bref, à s’installer dans sa tanière et s’y trouver enfermé.

Il se manifeste par exemple dans les frappes de drones hors situations de guerre et leurs inévitables effets collatéraux. Ce faisant, il réintroduit de manière subreptice la peine de mort pour acte terroriste (ici en temps de paix) dont l’abolition représentait tout de même un prérequis européen et un marqueur de civilisation. Sans compter qu’il désorganise des services tout entiers mobilisés sur ce renseignement dit « de sécurité » à courte vue et aux frappes sans lendemains, au détriment de l’analyse des temps longs et des complexités. Mais il emporte, il est vrai, une large adhésion de la population[4]. Et cela seul fait foi pour ses promoteurs qui en recueillent des gains électoraux et derrière eux tout une armée d’exécutants rétribués chacun selon son talent.

François Thuillier / © Ishta

Prenons encore la lutte contre la radicalisation. Nous ne reviendrons pas sur les péripéties qui ont conduit à son adoption par notre pays. Nous avons déjà décrit la manière dont les pays anglo-saxons avaient su imposer cette doctrine controversée, en particulier comment le Royaume-Uni se servit dès 2005 de l’Union européenne pour vaincre les réticences du continent à adopter ce modèle qui n’était pensé au départ que pour les pays de tradition communautaire et de religion d’État. Et comment la France, forte de ses principes républicains, résista jusqu’en 2007, se laissa ensuite progressivement séduire par ses arguments faciles, pour finalement basculer en 2013 à la faveur d’une double déstabilisation de notre dispositif antiterroriste, critiqué après l’affaire Merah, dont pensa alors profiter le secrétariat général à la défense et la sécurité nationale (SGDSN) en proposant son plan d’action, et de la volonté de réforme d’une classe politique affaiblie et en quête d’effets d’annonce.

Mais de quoi la lutte contre la radicalisation est-elle le nom ? D’abord bien sûr d’une erreur de diagnostic[5], mais surtout d’une dérive inquiétante d’un pouvoir aux abois. En passant d’une police de l’acte à une police du comportement, presque à une police de la foi (puisqu’il s’agit de « lutter contre les dévoiements d’une religion »), nous avons déporté la police républicaine vers des missions qui ne sont pas les siennes, et réveillé des appétits de contrôle dont nous pourrions pâtir un jour. Nous avons rendu peu à peu acceptable ce qui s’apparenterait ailleurs à des punitions collectives[6]. Nous avons invité une population chauffée à blanc par les arguments de l’extrême-droite à prendre à sa charge une nouvelle salubrité publique au sein de la « société de vigilance », comme si un État moribond pouvait sans risque confier l’ordre public à la vindicte populaire[7].

Nous passerons plus rapidement sur le renseignement de masse né de la rencontre en 2007/2008 entre une volonté politique de renforcer le contrôle de la population et l’arrivée à maturité des capacités techniques des services français, en particulier la DGSE. Ce point a particulièrement mis en lumière la question du contrôle du renseignement qui, malgré une dimension interne (ISR – 2014), technico-administrative (CNIL – 1978 et CNCTR – 2015), juridictionnelle (via la section du contentieux du conseil d’État) et parlementaire (DPR – 2007) n’assure plus le contre-pouvoir nécessaire à de tels moyens d’intrusion.

Citons également pour mémoire le regroupement des services (RG et DST fondus en DCRI – 2008 / DGSI – 2014, désignée chef de file de la posture antiterroriste en 2016) qui, derrière des soucis bien compris de cohérence, et accessoirement d’économies d’échelle, a conduit à un rétrécissement du regard et de l’analyse à une seule culture professionnelle, à une verticalisation et donc une politisation de l’action qui remonte désormais jusqu’à l’Élysée (CNR – 2008 / CNRLT – 2017), à un escamotage de la lutte antiterroriste des yeux de l’opinion pour la retrancher derrière les hauts murs du secret, et finalement à la mise en danger de la démocratie en réduisant le nombre de citadelles dont un régime autoritaire aurait à s’emparer pour tenir le pays et surveiller ses opposants, comme l’a démontré une première alerte en 2007.

Lire aussi : « Antiterrorisme : la destruction du renseignement », par Antoine Peillon

A l’image de ses magistrats (qui n’ont eu de cesse de se spécialiser sur ce crime depuis les années 80 jusqu’au parquet national antiterroriste aujourd’hui), de ses ministres (dont les multiples plans de lutte contre la radicalisation impliquent à chaque fois de plus en plus d’administrations au point d’en faire un véritable projet de société), de ses clercs (qui s’entredéchirent sans fin à son sujet) et de ses journaux pleins de fureur comme vendus à la criée, tout un pays, comme un seul homme, semble s’être jeté à corps perdu dans cette drôle de guerre, donnant raison à Bernanos quand il prédisait que « la guerre totale est la société moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience »[8].

Un virage sécuritaire plébiscité

Comment en est-on arrivés là ? Pourquoi un tel aveuglement collectif de la part d’un peuple qui aime à se croire le plus politique de la planète, en tout cas le plus prompt à débattre de ce qu’il appelle les grandes idées ? Comment a-t-il renoncé aux charmes latins de la disputatio pour laisser place à la colère et aux doctrines étrangères qui pour apparaître les plus bruyantes n’en étaient pas moins les plus inadaptées ? Comment expliquer le succès d’une telle mobilisation générale quand tant d’autres avant elle avaient échoué ?

Disons pour commencer que l’opinion publique est habituellement peu curieuse de ces sujets et délivre bien volontiers à l’État un « chèque en gris », selon l’expression de Jean-Paul Brodeur[9], pour assurer comme il l’entend sa sécurité. Cette apathie est particulièrement prégnante là où les pouvoirs exécutifs ne rencontrent que peu d’opposition (comme justement la Ve République en France) et où la presse peine à assumer son rôle de contre-pouvoir[10]. De fait, les journalistes s’intéressent peu à la politique antiterroriste. Mis à part quelques essais timides (affaires Tarnac en 2008 et Merah en 2012), ils se heurtent généralement à la complexité d’un sujet peu vendeur et au manque de sources. Les rédacteurs en chef lui préfèrent le fait-divers, l’attentat lui-même, bien plus spectaculaire et propice aux simplifications et à l’audience assurée. Ce faisant, l’entreprise de presse concoure aujourd’hui au conformisme ambiant qui, en matière d’antiterrorisme, assoit le consentement[11].

Il faut reconnaitre que celui-ci est également le fruit des effets rassurants de cette nouvelle politique. Si nous prenons à nouveau l’exemple de la lutte contre la radicalisation, nous nous trouvons immédiatement face à une thèse séduisante et prompte à répondre à nos angoisses suscitées par le crime terroriste. En effet, la commission de ce dernier plonge généralement toute communauté dans l’effroi, l’incompréhension et la volonté de mise à distance du meurtrier. Puisque, durant un bref instant, nous savons bien que nous pourrions être celui-là, il nous faut à chaque fois, à chaque crime, à chaque meurtre commis, réapprendre l’interdit de tuer. Voilà pourquoi toutes les sociétés organisent ces mises en scène où se joue le duel de tous avec l’assassin[12].

Celui-ci est rapidement qualifié de dément ou d’étranger, mais ces deux caractères sont souvent inopérants. C’est pourquoi on a créé la catégorie intermédiaire du « radicalisé »[13]. Légèrement autre, objectivement différent (grâce aux fameux « critères » de radicalisation), ni coupable mais ni vraiment innocent, il incarne justement cette assignation qui va paradoxalement sécuriser la majorité de la population et lui permettre de se reconstituer face à lui. De plus, puisqu’il existe une montée jalonnée vers le crime, un véritable « processus », existe forcément une possibilité de retour parmi « nous », un chemin de désescalade que l’on pourra nommer déradicalisation. Avec une telle doxa, la sécurité collective est assurée (le terroriste n’était pas vraiment des nôtres), et la morale préservée (mais il peut y retrouver sa place), à la grande satisfaction de la majorité.

Or, à partir du moment où une idée franchit un tel seuil d’acceptabilité dans l’opinion publique, l’ensemble de la société bascule grâce à des dynamiques de psychologie sociale. Il s’agit notamment des phénomènes de résignation à l’opinion dominante et de conformisme qu’avait notamment mis au jour Solomon Asch[14]. Une force nous pousse ainsi, particulièrement en période de crise, à agir et penser comme tout le monde, ou tout au moins à nous aligner sur l’opinion que nous estimons majoritaire grâce aux médias dominants. Nous préférons faire « un »[15], rester unis à tout prix, même sur des bases discutables. La crainte de la mort, bien légitime après un attentat, renforce ces pulsions grégaires, comme le montre également la « théorie de gestion de la peur »[16].

Dans ces périodes de grande confusion identitaire, l’individu surjoue généralement son adhésion aux croyances qui selon lui cimentent sa communauté et accentue parallèlement ses préjugés vis-à-vis des groupes sociaux qu’on lui désigne, tout en ignorant ceux qui ne correspondent pas aux stéréotypes imposés (par exemple ici les musulmans condamnant les attentats). Voilà ce que signifie « faire bloc », comme l’a dit le président de la République dans son discours à la Préfecture de Police le 8 octobre 2019. Même si, à certains égards, cela consiste à se jeter dans la gueule du loup.

Comment considérer autrement par exemple le souhait majoritaire[17] de nos compatriotes de renoncer à leurs libertés au profit d’une plus grande sécurité, imaginant à tort que les deux sont inversement proportionnelles ? Comment imaginer encore que nous avons pu créer par là des individus de « moindre droit », comme le disait Michel Foucault en 1977, et qu’en matière antiterroriste aujourd’hui, « la sécurité est au-dessus des lois » ?

De puissants dividendes politiques

Face à cette perméabilité de l’opinion publique aux thèses sécuritaires, à son apathie savamment entretenue, l’idéologie antiterroriste n’a eu aucun mal à s’imposer et n’a rencontré que peu de résistance. Si elle s’est construite chez nous sur la dramatisation récente d’une menace particulière à compter de l’affaire Merah (2012), elle s’inscrit également dans le cadre de la révolution conservatrice qui a saisi l’Occident depuis les années 80, entrecoupée par la chute du Mur de Berlin qui en a opportunément redéfini les contours stratégiques la même année que l’affaire Rushdie. La fin des Trente Glorieuses et le premier choc pétrolier, qui a conduit à la précarisation d’une partie de la population, ont ainsi favorisé cet ample virage sécuritaire.

Dans ce contexte, de nombreux pouvoirs ont été confrontés à la tentation de céder à une nouvelle stratégie de la tension, c’est-à-dire d’utiliser cette « nouvelle » menace terroriste pour renforcer leur contrôle de la société. La peur instillée par l’attentat est apparue à leurs yeux comme un véritable outil de « dissuasion civile »[18] faisant passer toute revendication sociale comme déplacée, voire presque complice. Comme le disait si bien Robespierre dans son discours du 2 janvier 1792 : « La guerre, la guerre, dès que la Cour la demande ; ce parti dispense de tout autre soin, on est quitte envers le peuple dès qu’on lui donne la guerre. » D’autres, inspirés par les théoriciens de la contre-insurrection, ont pu aller plus loin encore en mimant une forme de guerre contre leur propre population[19].

Le procédé a en effet vaincu toutes les réticences et gagné à lui tous les suffrages en ces temps troublés vides de sens qu’on a voulu résumer à un « temps des assassins »[20]. L’idéologie antiterroriste a pris ses quartiers de la droite extrême à la gauche libérale. A tel point qu’il devient compliqué de les distinguer dans ce domaine désormais derrière leurs parentés de langage. Si demain un régime identitaire devait arriver au pouvoir, à peine forcerait-il le trait pour se glisser naturellement dans des pratiques (le contre-terrorisme, la lutte contre la radicalisation, la communication tapageuse, etc.) et un vocabulaire (« l’hydre islamiste » par exemple) qu’il a pu largement inspirer. Et la lutte antiterroriste aura constitué cette porte d’entrée par laquelle il aura discrètement gagné les cœurs avant de triompher dans les urnes.

Mais des réformes qui nous ont affaiblis

Ces dernières années, de nombreuses critiques ont parallèlement été adressées à cette idéologie antiterroriste. On lui a d’abord reproché d’avoir contribué à la limitation des libertés fondamentales. Cet aspect a été abondamment documenté par les organisations de défense des droits de l’homme tant hexagonales qu’internationales. Il est certain pourtant que leur respect n’affaiblit en rien la riposte, mais au contraire la sécurise au profit de son efficacité via l’adhésion de la population.

On l’a également considérée comme le produit d’un crime, ou plutôt d’une escroquerie en bande organisée puisque ses promoteurs, les marchands de peur[21], ont su, depuis les années 2000, habilement profiter de l’imbrication des sphères politique, médiatique, industrielle et financière pour proposer un système censé leur procurer une source inépuisable de richesse et de pouvoir via le marché du contrôle. Ils représentent aujourd’hui les « bénéficiaires secondaires » du crime terroriste et en partagent les intérêts. Il est donc bien normal qu’ils s’en retrouvent un peu les complices au travers d’un délit que l’on pourrait dans doute qualifier de « recel de terreur ». On n’asséchera pas durablement le marché de la terreur sans s’attaquer un jour à ses ultimes consommateurs.

On l’a accusée, comme nous venons de le voir, d’avoir représenté le cheval de Troie de l’extrême-droite dans sa marche vers le pouvoir. On la soupçonne bien volontiers d’avoir affaibli notre pacte républicain en malmenant notre cohésion nationale. Pour parler par exemple de « séparatisme islamique », outre la nécessité, avant de lancer de tels anathèmes, d’être soi-même irréprochable et s’être bien assuré de s’exprimer du cœur même de l’esprit républicain, il aurait fallu dénoncer avec la même énergie les autres formes de sécession, qu’elles soient d’ordre fiscal, identitaire, etc. A défaut, cela aboutit à corrompre le sentiment national. Des civilisations entières n’y ont pas survécu.

Mais il est un reproche, et non des moindres, que l’on pourrait aisément ajouter, celui de nous avoir significativement affaiblis face à la menace terroriste. Nous savons bien que la brutalité n’est pas la force, mais au contraire un aveu de faiblesse, et qu’un chien qui aboie est un animal qui a peur. Voilà ce que nous avons pourtant donné à voir au monde, à nos concitoyens et, bien plus fâcheusement, aux terroristes eux-mêmes, et qui, de toute évidence a fragilisé notre discours et altéré notre discernement. En quinze ans, nous nous sommes montrés fébriles, désordonnés et bavards, nous saisissant sans réfléchir de méthodes contraires à nos intérêts.

Nous avons cédé à toutes les demandes des terroristes. Ils voulaient être traités en égaux (et non en simples criminels) et exigeaient une vraie déclaration de guerre : accordé. Ils voulaient être reconnus comme des combattants de l’islam et l’avant-garde de toute une communauté : accordé. Ils voulaient le choix des armes et comme lieu du combat celui des idées : accordé. Ils voulaient que nul n’ignore leur nom et leur postérité : c’est fait, nous parlons désormais leur langage. Et pourtant ils ne gagneront pas cette bataille. Mais nous, ce nous fragile que nous avons parfois appelé la République par le passé, nous pourrions bien la perdre un jour en tombant dans les pièges de cette fausse guerre.

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[1] L’Enracinement, Simone Weil, Gallimard, 1949

[2] La Société du risque – Sur la voie d’une autre modernité, Ulrich Beck, Champs Flammarion, 2003

[3] 48 heures avant le scrutin, les médias (en particulier TF1 et LCI) diffusent en boucle des sujets sur l’agression dont aurait été victime le 18 avril 2002 chez lui Paul Voise, retraité demeurant à Orléans, attirant l’attention sur les liens qui pourraient exister entre un traitement sensationnaliste de l’insécurité et les résultats d’une élection nationale, et sur les risques futurs de manipulation de l’opinion.

[4] Selon un sondage IFOP de 2017 par exemple, 85% des Français (dont 54% le sont « tout à fait ») étaient favorables à l’élimination en territoire étranger de djihadistes français.

[5] La plupart des chercheurs en sciences humaines et sociales s’accordent à penser que la religion, au sens de la foi ou de la piété proprement-dite (confondue ici avec la culture ou l’habitus), constitue un détail parmi les déterminants du passage à l’acte et que l’intentionnalité violente est antérieure au prétexte « islamiste ».

[6] Il en est ainsi par exemple des fermetures administratives de salles de prières en cas de propos tenus radicaux ou contraires à la loi, ce qui contrevient dans l’esprit au principe constitutionnel d’individualisation des délits et des peines et à l’article 33 de la 4ème Convention de Genève de 1949.

[7] Développé durant les années Thatcher au Royaume-Uni, le neighborhood watch, pensé comme une « citoyenneté active » par les Conservateurs, s’est par exemple rapidement transformé en mouvement d’auto-défense de la classe moyenne.

[8] La France contre les robots, Georges Bernanos, Plon, 1970

[9] Jean-Paul Brodeur (1943-2010) fut notamment directeur du centre international de criminologie comparée de l’université de Montréal (Canada).

[10] Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi, Raisons d’Agir, 2005

[11] La Fabrication du consentement – De la propagande médiatique en démocratie, Noam Chomsky – Edward Herman, Agone, 2008

[12] La Fabrique de l’homme occidental – L’homme en meurtrier, Pierre Legendre, Mille et une nuits/Arte Editions, 1996

[13] Le fichier des radicalisés (FSPRT) comprend environ 20.000 personnes (pour une petite moitié de fiches réellement « actives »). Depuis 2012 et les fuites concernant ce fichier de travail qui se voulait pourtant confidentiel, le « fiché S » joue également ce rôle d’épouvantail. Rappelons ici qu’on en dénombre environ 30.000, dont 12.000 « islamiste ». Dans un sondage du 10 janvier 2018 pour L’Express, 59% des Français se montraient favorables à leur incarcération.

[14] Solomon Asch (1907-1996), psychologue polonais émigré aux États-Unis, contribua fortement aux progrès de la psychologie sociale. Ses travaux à Harvard inspirèrent Stanley Milgram.

[15] Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie, GF Flammarion, 1993

[16] La Terror Management Theory a été étudiée par des chercheurs américains en psychologie sociale à partir des années 70.

[17] Selon un sondage Odoxa de mars 2019, 55% des Français préconisent des mesures d’exception et une restriction des libertés pour mieux assurer leur sécurité. D’ailleurs, 60% d’entre-eux pensent que la France est « en guerre contre le terrorisme » et 54% font confiance en l’armée pour gagner ce conflit.

[18] L’Administration de la peur, Paul Virilio, Textuel, 2010

[19] The Counterrevolution – How our government went to war against its own citizens, Bernard E. Harcourt, Basic Books, 2018

[20] Illuminations (Matinée d’ivresse), Arthur Rimbaud, Gallimard Folio Classique, 1999

[21] Les Marchands de peur, Mathieu Rigouste, Libertalia, 2011

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Ancien officier des services de renseignement (RG, DST) et ancien chef de cabinet du Directeur général de la police nationale, en charge, un temps, du département études et prospective de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), François Thuillier dresse un bilan très critique des réformes qui ont bouleversé la politique antiterroriste depuis quinze ans : refonte des agences, fuite en avant technologique, logiques de surveillance, concept inopérant de « radicalisation », soupçon permanent et contre-productif porté contre les Français musulmans…

(…)

François Thuillier livre ici la première vraie lecture critique jamais écrite sur notre politique antiterroriste par un de ses acteurs de premier plan.

Quelques jours avant la sortie en librairie de ce livre, il a brutalement été mis fin au contrat d’expertise qui le liait aux services antiterroristes français.

La préface est signée Marc Sageman, ancien agent de la CIA.

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Note de lecture de Jacques Follorou (Le Monde, 29 novembre 2019).

L’antiterrorisme, une politique devenue une idéologie dangereuse

Dans son ouvrage La Révolution antiterroriste. Ce que le terrorisme a fait de nous, François Thuillier montre comment, depuis les attentats du 11-Septembre, les différents dispositifs de sécurité mis en place par la France nous empêchent de voir le vrai visage de la menace.

Par Jacques Follorou

Publié le 29 novembre 2019

Livre. Le terrorisme est une calamité. C’est un fait connu et déjà traité de mille manières. Ce que l’on sait moins, c’est que l’antiterrorisme, né en réponse à cette violence, est devenu un piège redoutable pour nos sociétés démocratiques. Élevé au rang d’idéologie, cet antiterrorisme jouit d’un soutien inconditionnel dans l’opinion et n’admet aucune contestation. Tout discours alternatif est même associé à de la naïveté, de l’irresponsabilité, voire pire, à une forme de complicité passive avec ceux qui nous menacent.

Il était temps qu’un ouvrage se dresse contre cette « dictature molle » de la pensée, portée par des marchands du temple de la menace. François Thuillier, dans son ouvrage, s’y emploie avec brio, une vraie culture du sujet et un style alerte. Cette lecture stimulante sera précieuse à toute personne souhaitant nourrir sa liberté critique. L’auteur ramène le risque terroriste à ce qu’il est, « un crime » que notre droit peut juger. Et il explique comment « la lutte antiterroriste est sortie de son lit pour gagner les cœurs et les esprits, envahir l’encensoir et l’isoloir et installer son barnum sur la place du village le plus reculé et derrière chaque télé ».

Le bagage de l’auteur, opérationnel et théorique, donne toute sa crédibilité au portrait qu’il dresse « d’une République aux abois, se saisissant de son glaive les yeux fermés sans savoir quoi défendre exactement« . La transformation de notre régime en « République antiterroriste » a débuté, selon lui, après les attentats du 11 septembre 2001 et s’est accélérée après ceux de Londres, le 7 juillet 2005. « Le rouleau compresseur anglo-saxon » a fini par s’imposer. « La France est tombée comme un fruit mûr, cédant sur toutes les digues qu’elle avait mis trente ans à construire, avec le recours au contre-terrorisme, la lutte contre la radicalisation, les déclarations guerrières, le rétrécissement de son dispositif, les prolongations de l’état d’urgence et la multiplication des lois de circonstance ».

Appel au sang-froid

L’idéologie antiterroriste, c’est la construction artificielle d’une figure de l’ennemi et ses excès, c’est la participation des militaires à la lutte contre le crime, c’est le mépris du droit et la dramatisation de la menace. Au final, elle permet à l’adversaire d’être reconnu comme le soldat « d’une armée constituée », un succès inespéré. L’antiterrorisme, aujourd’hui, s’apparente à « une chute morale sur le champ de bataille », il nous empêche de voir le vrai visage de la menace.

Ce livre, formidable bouffée d’air après quatre années d’un discours à sens unique formaté par un État dont l’autorité régalienne étouffe d’autant les esprits que la population a été sidérée par la violence terroriste, est un appel à la raison et au sang-froid. « Il faut opposer au bruit des attentats le silence monacal de la connaissance (…), chacun devrait disposer des facultés de poser un discours sur la sécurité, à la fois la sienne propre et celle que l’État peut à bon droit revendiquer, tout en s’affranchissant des propagandes. »

Malheureusement, au besoin d’explication, l’État a répondu par l’extension du secret. « Bien plus que de prévoir, gouverner c’est cacher », note M. Thuillier, pour qui la raison de ce recul du débat démocratique trouve sa source dans une « grande pétoche collective, associée par endroits à une colère et à une vengeance qui pavent parfois la route de la justice préemptive ». Le législateur, dont on se demande s’il est « l’idiot utile des dérives de l’antiterrorisme ou son meilleur garde-fou », a encouragé le chevauchement du renseignement, le monde du secret, sur le judiciaire, le monde du contradictoire et du débat.

La loi des suspects

Ce livre entend également alerter les consciences sur un glissement inquiétant de l’antiterrorisme, qui se décline désormais sous forme de lutte contre la radicalisation. « Nous avons placé la lutte antiterroriste sur le terrain spirituel et comportemental, et renoncé ainsi à notre tradition laïque. » En passant d’une police de l’acte à une police du comportement, de la répression d’un crime à la lutte contre une idéologie, on a cru, dit l’auteur, se rapprocher au plus près des intentions des auteurs des attentats. « Faute d’arguments scientifiques, tout porte à croire qu’on s’en est éloigné. » C’est l’avènement de la loi des suspects.

La lutte contre la radicalisation révèle trois échecs. Celui de l’évaluation de la menace, « les spécialistes sérieux s’accordent pour minimiser la part du religieux dans le passage à l’acte ». L’intentionnalité violente est antérieure au passage à l’islam. Celui de la stratégie, car elle conduit à la diabolisation de la communauté musulmane. Et c’est enfin un échec politique, car cette lutte « popularise les fameux critères de radicalisation et permet à la population d’exercer par et pour elle-même des logiques de surveillance et de contrôle social ». Les termes du débat sur le voile illustrent cette dérive. Une « société de vigilance », qui considère la communauté musulmane comme « naturellement radicalisable », nous protège-t-elle ou nous met-elle en danger ?

François Thuillier a sa réponse. L’idéologie antiterroriste mine notre cohésion sociale et alimente la culture de la peur sans pour autant garantir davantage d’efficacité.

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Hyper-médiatisé, le terrorisme est souvent mal connu par ceux qui le commentent et récupéré par ceux qui sont censés le combattre au profit d’idéologies politiques ou d’ambitions personnelles.

Ce livre aide à mieux le connaître, à partir d’exemples précis et d’expériences vécues apportés par deux spécialistes reconnus.

François Thuillier, ancien officier des services antiterroristes, et Emmanuel-Pierre Guittet, universitaire et consultant, se sont en effet associés pour confronter de façon inédite leurs savoirs et leurs points de vue.

Ils écrivent une passionnante histoire du terrorisme contemporain et dressent un portrait-robot du terroriste, loin des fantasmes et des clichés. En soulignant notamment ce qui peut motiver le passage à l’acte de ces personnes au profil souvent banal.

Ils nous aident aussi à comprendre ce que le terrorisme nous dit de notre époque, de nos valeurs et de nos peurs.

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Note de lecture de Sébastien-Yves Laurent (La Vie des idées, 26 novembre 2020)

S.-Y. Laurent est politiste et historien, professeur à l’Université de Bordeaux.

Penser le terrorisme
À propos de : François Thuillier et Emmanuel-Pierre Guittet, Homo terrorismus. Les chemins ordinaires de l’extrême violence, Temps présent

L’émotion suscitée par les attentats terroristes est bien trop souvent un obstacle à la perception de leurs origines et leurs effets. Le discours public s’en tient trop souvent à des schématisations qui ne tiennent pas compte des apports de la recherche, en France et à l’étranger.

La persistance du terrorisme sur le continent européen et principalement en France sidère et empêche de penser, comme l’avait souligné le premier Jérôme Ferret après les attentats de janvier 2015 (Cf. Jérôme FERRET, Violence politique totale. Un défi pour les sciences sociales, Paris, Lemieux éditeur, 2015). La question est finalement assez simple : peut-on penser le terrorisme sous le choc qu’il produit ? Il existe une recherche académique sur le terrorisme très riche, à la fois quantitative et qualitative. Elle s’appuie notamment sur des bases de données, à commencer par la plus utilisée, la Global terrorism database (GTD) créée et maintenue par l’Université du Maryland. Celle-ci rassemble les données sur les 180 000 attaques terroristes survenues dans le monde entier depuis 1970. La terrorism research peut s’appuyer aussi sur trois revues académiques spécialisées : Terrorism and Political Violence, Studies in Conflict and Terrorism et Critical Studies on Terrorism mêlant les approches qualitatives et quantitatives. Cette recherche suit deux directions : elle cherche à en expliquer les causes ou alors elle tente d’en mesurer les effets sociaux. Ces deux directions sont assez nettement séparées dans la sphère académique ; dans l’anglosphère l’essentiel de l’effort porte sur la première, alors qu’en Europe la production est davantage orientée vers la deuxième direction, les travaux quantitatifs étant peu développés. Il reste qu’en Europe l’essentiel de la production d’ouvrages sur le sujet est le fait d’essayistes plutôt que d’auteurs académiques. Or, en matière de sécurité ceux-ci devraient jouer un rôle important en matière de médiatisation des connaissances vers le grand public, mais ils utilisent peu les apports de la connaissance académique et privilégient des discours mobilisateurs.

La radicalisation en accusation

Dans ce contexte Homo terrorismus détonne totalement en combinant en six brefs chapitres, solidité de l’information académique, clarté du propos et ambition théorique. F. Thuillier et P.-E. Guittet ont réussi le tour de force de proposer un état de l’art international du phénomène social que sont les origines du terrorisme, mais aussi de ses effets en Occident. L’ouvrage est une synthèse qui prend ainsi en compte ses effets politiques – les formes prises par les politiques publiques de lutte antiterroriste – et sociaux, en soulignant notamment l’enjeu que constituent les victimes, un enjeu de plus en plus valorisé sur le plan judiciaire, mais aussi sociétal.

Il fallait l’alliance, trop rare pour ne pas être soulignée, de l’expérience d’un policier et d’un universitaire, tous deux spécialisés sur le phénomène pour obtenir un résultat aussi roboratif. L’ouvrage assume aussi une part de subjectivité : c’est un essai au sens plein du terme, avec parfois une certaine liberté de ton, mais un essai très solidement informé. F. Guittet et P.-E. Thuillier dépassent toutefois le cadre de l’essai en menant une démonstration authentique qui passe par une série de constats. On se contentera de n’en relever ici que les plus saillants, ceux qui remettent en question les connaissances les plus ordinaires et partagées. Les auteurs soulignent deux conceptions erronées qui sont aux origines de la mauvaise analyse du terrorisme. En premier lieu le référent islamique dans le terrorisme est accessoire et il n’est pas mobilisateur dans la violence per se. Les auteurs soulignent le rôle bien plus fort des origines socio-économiques et des effets de marginalisation culturelle. Ils relèvent l’effet d’une caractéristique française importante, la laïcité. Tout en en soulignant les apports, ils relèvent que la laïcité permet de prendre en compte les religions, mais pas ce qui relève de la foi religieuse (Cf. Jean Birnbaum : Un silence religieux : la gauche face au djihadisme, Paris, Seuil, 2016). Ceci est prégnant selon eux pour les autorités, mais aussi pour une partie des sciences sociales ainsi qu’on a pu le voir lors du débat lancé en 2015 sur « l’islamisation de la radicalité » et la « radicalisation de l’Islam ». Mais surtout, leur argumentation souligne le rôle crucial de ce que l’on peut appeler un « concept stratégique », c’est-à-dire une catégorie employée par les acteurs publics pour analyser une réalité sociale et mettre en place une action publique en réponse à la situation objectivée. En amont de l’acte terroriste les Britanniques ont ainsi créé au début des années 2000 le concept stratégique de « radicalisation ». Il a été rapidement généralisé au sein de l’Union européenne, constituant le référent professionnel fondamental de toutes les politiques publiques anti-terroristes. Pour F. Guittet et P.-E. Thuillier, la « radicalisation » est une impasse fondée sur une vision caricaturale de la violence sur laquelle elle débouche : selon eux les indicateurs constituant les étapes de la radicalisation sont des artefacts et il faut reconnaître que « le passage à l’acte » peut ne pas être explicable. En outre, l’approche contre la « radicalisation » est implicitement téléologique : elle suppose d’emblée que la finalité potentielle est la violence terroriste. Ceci amplifie selon eux l’islamophobie latente des sociétés et des pouvoirs publics en Europe. Ainsi, à lire Homo terrorismus, on pourrait penser que le résultat de la radicalisation pourrait être auto-réalisateur.

Homo terrorismus poursuit l’enquête en terrorisme en regardant ce que la lutte antiterroriste en France (très fortement critiquée l’année dernière par l’un des deux auteurs) a fait aux forces de sécurité (Cf. François Thuillier, La Révolution antiterroriste, Paris, Temps présent, 2019). Le constat est pour eux sans appel : la composante judiciaire, à commencer par les magistrats, a été marginalisée par les services de renseignement et de plus en plus de composantes de la fonction publique ont été enrôlées dans la lutte contre la radicalisation. La lutte anti-radicalisation et donc anti-terroriste deviendrait ainsi une sorte de paradigme global pour une action publique de plus en plus transversale. L’ouvrage ne conduit pas pour autant à une mise en accusation de l’État, car il insiste aussi sur les dynamiques sociales autonomes qui contribuent à déformer les réalités à l’origine du terrorisme. Le phénomène social qu’est le terrorisme est en effet l’objet d’un très fort investissement de divers acteurs sociaux qui en font un instrument de mobilisation sociale et principalement les « experts » sur les chaînes de télévision en continu et sur les réseaux sociaux qui jouent un rôle important et délétère dans le moment crucial de cristallisation émotionnelle de l’immédiat post-attentats. Tout ceci fait l’objet d’assez larges consensus aujourd’hui dans le monde académique et l’on saura gré aux deux auteurs d’avoir rassemblé ces constats faisant ainsi de leur essai un ouvrage didactique.

L’ordinaire social derrière l’extra-ordinaire acte terroriste

Les deux auteurs parviennent à un résultat que l’on pouvait juger difficile en lisant le sous-titre de leur ouvrage : rendre ordinaire le phénomène terroriste alors que tout est fait pour nous faire croire qu’il est exceptionnel, comme si à l’origine du choc que produit l’attentat il devrait n’y avoir que de grandes causes, comme si à l’origine de la spectacularisation macabre de la violence il y aurait à chaque fois ce que Pierre Nora a appelé naguère un « événement-monstre » ou Jacques Derrida « d’événement majeur » (Cf. Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le concept du 11 septembre – Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, éditions Galilée, 2004). Parce qu’ils argumentent solidement et démontent l’apparente exceptionnalité de l’attentat dit « islamiste », ils parviennent à convaincre que les origines des attentats ne sont qu’un enchevêtrement de causes ordinaires. Ceux qui ont perpétré les attentats et ceux qui les répriment transforment a posteriori la signification de l’évènement par des revendications pour les premiers et des condamnations pour les seconds, les deux adversaires se rejoignant pour faire des attentats des actes à la signification simple, à motivation uniquement religieuse. Le mécanisme est bien ici celui des « coalitions de la peur » brillamment mises au jour par Corey Robin pour les États-Unis il y a près de 15 ans (Corey ROBIN, Fear : the history of a political idea, Oxford, Oxford University Press, 2004). En l’occurrence le religieux est là purement instrumental.

F. Guittet et E.-P. Thuillier concluent en insistant, après d’autres, sur le poids de la contingence (le « contexte ») dans l’entrée dans un processus qui peut déboucher – ou non – sur la violence. Ce faisant ils rappellent ce que trop de gens ignorent, à commencer par les pouvoirs publics, que les actes des agents sociaux sont multivariés, c’est-à-dire de nature complexe. A la différence des travaux théoriques de sciences sociales, les travaux de recherche-action, notamment ceux entrepris dans le cadre de l’appel spécifique du CNRS en 2015, tout à leur volonté de convaincre de leur « utilité » pratique pour les politiques publiques, n’ont peut-être pas assez insisté sur la complexité du monde social qui n’est réductible à aucune formule (Cf. le très utile ouvrage écrit par un physicien : Pablo JENSEN, Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations, Paris, Seuil, « Science ouverte », 2018). En écrivant ces lignes, juste après les attaques terroristes survenues en octobre 2020 à Paris, Conflans-Sainte-Honorine et Nice, on peut n’être pas optimiste sur le message principal de Guittet et Thuillier qui est de considérer l’ordinaire du terrorisme. Car nos sociétés produisent de façon chronique des violences homicides dont certaines sont mises en spectacle par la chambre d’écho médiatique pour le plus grand bénéfice des militants qui font progresser leurs idées et leurs causes politiques : le terrorisme est bien, comme le déclarait Habermas à Giovanna Borradori en 2004, une « pathologie de la communication » (Cf. Jacques Derrida et Jürgen Habermas, op. cit.). Pour la comprendre, tout est dans Homo terrorismus qui permet de penser sous le terrorisme sans s’y soumettre, ni émotionnellement ni intellectuellement.

François Thuillier et Emmanuel-Pierre Guittet, Homo terrorismus. Les chemins ordinaires de l’extrême violence, Paris, Temps présent, 2020, 174 p., 18 €.

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Note de lecture de Jacques Follorou (Le Monde, 25 septembre 2020)

Terrorisme : regarder en face la « banalité du mal »

Dans Homo terrorismus : les chemins ordinaires de l’extrême violence, l’ancien officier François Thuillier et l’universitaire Emmanuel-Pierre Guittet offrent une réflexion alternative sur le terrorisme et pointent les dangers de la politique actuelle.

Par Jacques Follorou

Publié le 25 septembre 2020

Livre. Dans son ouvrage La Révolution antiterroriste. Ce que le terrorisme a fait de nous, paru en 2019, l’ancien officier des services antiterroristes François Thuillier avait décrit, avec justesse, l’émergence inquiétante d’une « République antiterroriste » après l’irruption des attaques djihadistes sur le sol des démocraties occidentales. Cette fois-ci associé à l’universitaire Emmanuel-Pierre Guittet, il approfondit son sujet en se focalisant sur la figure du terroriste dans Homo terrorismus : les chemins ordinaires de l’extrême violence. Une manière de sortir d’un prêt-à-penser sécuritaire stérile et, surtout, d’inviter chacun à regarder en face la « banalité du mal ».

Ce petit livre réveille notre vigilance. Ce n’est pas un traité savant sur l’histoire du terrorisme, il s’attache à en déconstruire la perception, souvent mythifiée. Il pointe aussi les dangers d’une réponse étriquée de l’État face à cette violence qui a vampirisé les esprits. Pour ce faire, les auteurs ne s’appuient pas sur des procès-verbaux d’enquêtes judiciaires, ils associent expérience du terrain – pour l’un d’eux – et sciences sociales, cultures française et anglo-saxonne sur le sujet. Ils offrent ainsi une vraie réflexion alternative sur le terrorisme. « Nous disons, écrivent-ils, qu’il y a bien plus d’ordinaire que d’extraordinaire derrière le terme terrorisme. »

En examinant rapidement les différentes formes du terrorisme moderne, ils rappellent que les djihadistes n’ont pas le monopole de la « transnationalisation de la violence ». Les combattants étrangers qui ont rejoint l’Espagne en 1936, pour défendre la République, n’avaient rien à voir avec l’islam. C’est la révolution iranienne, en 1979, et surtout la « politisation du djihad » en Arabie saoudite, notamment après l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, qui changent la donne et ouvrent un nouveau chapitre de cette violence dite « circulaire ». La guerre civile algérienne, au début des années 1990, a accentué ce mouvement.

« Ni pieux, ni pauvre, ni fou »

Comme un manuel d’éducation contre la peur, l’ouvrage livre ensuite des clés utiles pour se défaire de l’effet sidérant de l’attentat. « L’attentat ne dit rien en soi. (…) L’acte violent absorbe les raisons et devient une obsession univoque qui contraint le questionnement à partir de la brutalité de l’événement. » L’attentat n’est pas un crime de rôdeur, c’est une construction intellectuelle qui peut et doit être décrite pour être combattue.

De même, ils soulignent l’erreur de considérer que le terroriste présente nécessairement des troubles psychiques. « Le djihadiste n’est majoritairement ni pieux, ni pauvre, ni fou », assurent-ils. Vingt ans de recherches, menées de Grigny (Essonne) au Sri-Lanka en passant par la Grande-Bretagne, démontrent qu’il n’existe pas de « profil type » du terroriste. « Il souffre de quelques formes aiguës de quête identitaire, parfois un traumatisme réel ou entretenu par le roman familial, communautaire ou national, le tout placé au milieu d’un environnement social dégradé. »

Ramenant l’acte terroriste à ce qu’il est – un crime que notre droit peut juger –, le livre souligne « qu’à part sa théâtralisation », ce type de violence ne possède rien de singulier, sinon la fascination qu’il exerce sur nous. D’ailleurs, son impact sur le destin de nos sociétés serait largement surestimé, à cause du manque d’analyses. Le terrorisme n’est en rien « un fait social global », il s’agirait plutôt d’un fait de proximité. « L’homo terrorismus est davantage un membre familier du même foyer, qui a grandi à nos côtés, bercé dans nos flancs, qu’un héros écervelé (…) venu d’on ne sait quels cieux éloignés. C’est plus souvent en métro qu’à dos de chameau qu’on vient assassiner. »

Racines complexes

L’ouvrage n’est pas tendre avec l’ensemble des acteurs publics appelés à traiter du terrorisme. Il impute, notamment, une part de la victoire du terrorisme sur les esprits au « tandem journaliste-homme politique, qui poursuit des objectifs similaires en thésaurisant sur la menace, tout en abandonnant la moindre ambition pédagogique ».

Pour ne rien arranger, la recherche privée comme publique brillerait par sa faiblesse, voire son atonie. Or la France, par son histoire coloniale, sa proximité avec le monde arabo-musulman et sa richesse universitaire, dispose d’atouts utiles pour relever le défi de la compréhension. Finalement, « le terroriste [se retrouve] étrangement seul dans son sinistre monologue, faisant de lui l’unique narrateur du drame qu’il a noué ».

La politique publique contre le terrorisme révélerait, enfin, davantage nos fragilités collectives que nos forces. La déradicalisation, maître-mot des autorités, cantonnerait la riposte au seul facteur religieux, alors que le terrorisme possède des racines complexes. Quant à la privatisation de la sécurité et l’éclosion, sous nos yeux interdits, d’un État ultra-préventif, ils marqueraient le recul du droit au nom de la seule loi du Talion.

Rejetant de façon convaincante le reproche de candeur, les auteurs concluent de manière assez sombre. Pour eux, « le terrorisme s’est répandu et on l’a bien aidé ». On ne peut, disent-ils, compter que sur notre jugement. Leur livre y contribue assurément.

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Un entretien avec Arnaud Le Gall (Le Monde en commun, 8 septembre 2020)

François Thuillier : « Entre l’extrême droite et le libéralisme autoritaire, c’est comme s’il n’existait qu’une seule politique antiterroriste possible. »

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