
Par Antoine Peillon
Le 7 septembre 2012
En cette fin juin, l’obstination des nuages à s’accrocher aux versants de la Chartreuse et du Vercors donne le sentiment que l’été n’est toujours pas arrivé. L’humidité de l’air est palpable, presque épaisse, tout autour de la belle maison de Veurey (Isère) où Philippe Pozzo di Borgo passe la saison théoriquement la plus chaude, quittant pour quelques semaines les environs d’Essaouira, au Maroc, où il vit le restant de l’année avec sa seconde épouse, Khadija, et leurs deux filles, Sabah et Wijdane.Sur la route de Montaud, qui mène à la propriété d’Yves, le fidèle ami qui héberge les Pozzo durant l’été, l’eau fait luire l’asphalte ; à chaque virage, la vue se noie dans la verdure luxuriante des hêtres et des sapins.
Son espérance mais aussi sa révolte
Toute cette eau dans l’air signifie souffrance pour “Pozzo” (ainsi s’appelle-t-il lui-même), très fortes souffrances même. Aussi, jusqu’en début d’après-midi, il a fallu se reposer, essayer de réparer les effets d’une nuit d’épreuve, comme tant de fois depuis dix-neuf ans, depuis ce 26 juin 1993 où Philippe Pozzo di Borgo s’est fracassé en parapente sur la montagne, où sa moelle épinière fut sectionnée entre les troisième et quatrième vertèbres, où il fut en conséquence condamné à la paralysie de tout son corps – sauf le visage –, c’est-à-dire à la “tétraplégie complète” en termes médicaux.
Plutôt que de revenir pour la mille et unième fois sur le “couple de desperados” qu’il forma pendant dix ans avec Abdel Yasmin Sellou, son soigneur et “diable-gardien”, Philippe Pozzo di Borgo confie, au-delà de toutes les douleurs, son espérance mais aussi sa révolte.
Aujourd’hui, le fils du cinquième duc Pozzo di Borgo reçoit donc sur son lit de douleur. “Dès qu’il y a un nuage, ça plombe”, soupire-t-il un peu, esquissant tout de même un premier sourire. Car, tout au long de la conversation, son visage sera éclairé par un sourire doux, paisible, parfois joyeux et même heureux. Dans tous ses propos, même les plus sérieux, les plus réfléchis, l’humour pointe constamment.
L’”enfermement” de la douleur
“Demain, c’est le 26 juin. On fêtera l’anniversaire de l’accident. Je rentrerai dans ma vingtième année de tétraplégie et je suis aujourd’hui dans le même état qu’il y a dix-neuf ans, sauf que j’ai pris un peu de poids.” Il marque une petite pause, puis dans un sourire malicieux, il ajoute, à ce sujet : “Ce n’est pas élégant.”
À propos de la douleur, il la qualifie d’”enfermement”, plutôt que d’”enfer”. Il s’agit, pour Philippe Pozzo di Borgo, comme pour un tiers des tétraplégiques, de douleurs dites “fantômes”, comme celles que ressentent de façon persistante les amputés dans le membre qui leur manque parfois depuis de nombreuses années. Cependant, même lorsqu’elles l’empêchent de fermer l’œil durant toute la nuit, il ne s’ennuie jamais.
“Je parais regarder fixement le plafond, mais c’est en moi que je regarde”, explique-t-il. Même quand les douleurs deviennent terribles – Pozzo préfère dire “très inconfortables” –, elles n’ont pas de prise sur lui. Il confie : “Alors, je m’absente. Je sais que ça va finir par s’arrêter. Cela ne sert à rien de résister. On ne résiste pas à la douleur, on l’accompagne. On n’est pas des surhommes.”
“On ne vit pas dans la colère”
Quant à la dépression, Philippe estime qu’elle est liée souvent à la solitude bien plus qu’à l’inconfort du handicap, quand elle saisit les personnes paralysées. Lui-même n’a perdu pied, moralement parlant, qu’à la mort de sa première épouse, Béatrice, presque trois ans après l’accident de parapente. Chez les paralysés qu’il connaît, c’est plutôt la colère qui domine, bien plus que l’abattement.
“Ils sont très en colère, contre eux-mêmes, contre tout le monde”, témoigne-t-il, mais lui-même n’a pas été pris par ce sentiment non plus. “On ne vit pas dans la colère ; on ne survit même pas dans la colère.” Il est vrai que Pozzo a eu la chance de ne pas connaître vraiment la solitude.
Ainsi, les femmes furent toujours de bonnes fées autour de lui. Sa mère en premier lieu, puis Béatrice, l’épouse adorée, toujours présente en esprit, puis les soigneuses, si soucieuses de son bien-être, et Khadija, désormais, “fille d’Égypte et du Soudan”, comme le dirait le “fiancé” du Cantique des cantiques.
“Elles nous renvoient l’image d’un possible mieux pour nous. Je trouve que les femmes assument pleinement leur existence, avec plus d’intelligence que les hommes, l’intelligence du cœur, l’intelligence de la vie. Il y a une magie de la femme. Pour moi, la femme est exemplaire et nous sommes, nous les hommes, presque les mauvais sujets. Les femmes que j’ai pu connaître, Béatrice pendant tant d’années et Khadija maintenant, ont quelque chose qui me dépasse, une sorte de sérénité. Je les admire et, en plus de ça, je les trouve belles. Je suis séduit, attiré, fasciné, un petit peu envieux de leur générosité naturelle.”
La magie féminine
Philippe Pozzo di Borgo cherche une image de la magie féminine et la trouve soudain dans La Joconde de Léonard de Vinci : “Mona Lisa ! Son sourire d’entendement, si fin, est emblématique. Les femmes nous écoutent et elles ont ce sourire qui remet les choses à leur place, qui démythifie nos exploits, qui nous dit qu’elles aiment notre vérité, pas nos légendes.”
À propos des mythes et légendes que les hommes se forgent parfois sur leur propre vie, l’ancien grand sportif, et travailleur acharné, et révolté des années 68… considère aujourd’hui qu’il était “un agité”. Il se souvient qu’il fut en rupture de ban, bien que sa famille fût “très aimable, protectrice et généreuse”. Il se souvient que son père était “un patron social”, mais que lui, Philippe, trouvait “tout ça (sous-entendu la vie bourgeoise) un peu trop facile”.
Dans la continuité de cette révolte de jeunesse, Pozzo trouve encore que “notre société ne tourne pas rond, qu’elle tourne même encore plus mal qu’elle ne tournait dans le temps, à la fin des années 1960, quand nous espérions, pour certains, la révolution”.
Sous le drap blanc qui le couvre jusqu’aux épaules, c’est comme si le corps de Philippe Pozzo di Borgo s’animait peu à peu. Les traits de fatigue récoltés pendant sa nuit d’insomnie semblent s’effacer. Les yeux déjà si vifs lancent des éclats de passion. L’homme aime l’actualité économique et sociale, s’enflamme presque pour la politique.
Un grand-père, Joseph, était d’extrême droite, mais ne fut pas membre de la Cagoule, malgré ce qu’en dirent une partie des historiens. “Vous savez pourquoi ?”, tient-il à expliquer : “C’est parce qu’il était croyant et que la Cagoule avait des méthodes qui n’étaient pas très catholiques. Il n’était pas cagoulard pour des raisons religieuses. Il disait : “On ne tue pas les gens, rien ne l’autorise.”” Philippe Pozzo di Borgo n’a jamais vraiment parlé avec ce grand-père, “ce monsieur” dit-il.
“Ils se sont retrouvés comme des frères“
En revanche, l’autre grand-père (côté maternel, Robert-Jean de Vogüé qui fut président de Moët & Chandon) est toujours admiré : “Lui, c’était un grand monsieur ! Il a écrit un livre, Alerte aux patrons. Il faut changer l’entreprise, en 1973 (publié chez Grasset), dans lequel il considère très intelligemment et par conviction profonde que tout le monde doit bénéficier de la croissance. Lorsqu’il revient de deux ans de captivité en camp nazi, en 1945, très abîmé, il est particulièrement lié au délégué syndical de son entreprise, résistant comme lui, déporté comme lui. Avant-guerre, ils s’entendaient bien. À la Libération, ils se sont retrouvés comme des frères. À partir de là, tous deux mènent l’entreprise dans l’esprit du Conseil national de la Résistance.”
Pour Philippe Pozzo di Borgo qui fut lui-même dirigeant de haut niveau chez LVMH, il s’agissait là d’innovation économique et sociale de bon sens. “Je ne comprends pas que les autres entrepreneurs n’aient pas saisi ça”, se désole-t-il.
Pour lui, ce management social donnait la meilleure réponse à son jugement révolté sur “une société parfaitement sauvage, gangstérisée”, à son “sentiment de grande injustice”, en préservant un système économique performant “malheureusement caricaturé par certains capitalistes”. La victoire de “la sauvagerie” économique et sociale, au début des années 1990, est une clé d’explication de l’accident de parapente, selon Philippe Pozzo di Borgo.
Il se souvient qu’il a vécu les plans sociaux imposés par ses actionnaires comme des “crimes”, qu’il était alors “dans un état de stress épouvantable”. Ajoutée au désespoir de voir Béatrice rongée par le cancer, la rage d’avoir à exécuter les basses œuvres d’une économie sans humanité l’a, un jour de juin 1993, jeté à terre. Mais, aujourd’hui, dans ses rêves, Philippe vole à nouveau en parapente, sa fille Wijdane suspendue à son harnais. Ses ailes sont bleu ciel et jaune soleil.
***
Philippe Pozzo di Borgo : “Je suis très sensible à la fraternité dans l’humanité“
Recueilli par Antoine Peillon
Le 23 janvier 2014
Hospitalisé depuis le mois d’octobre, et contraint de rester allongé sur le dos jusqu’en mars prochain, Philippe Pozzo di Borgo trouve dans cette « mise en abyme » des vérités qu’il a bien voulu nous confier.
A. P. : Comment va notre monde ?
Philippe Pozzo di Borgo : Cette dernière nuit, alors que je souffrais, je pensais à toute cette douleur épouvantable qu’il y a dans le monde. Je me dis alors simplement qu’il y a encore beaucoup de travail à faire, dans notre humanité. Parce que l’on peut diminuer ces souffrances.
La souffrance est liée à l’humiliation des gens. Nous sommes dans une société qui crée l’humiliation, par la misère, par le non-respect. Je reçois énormément de messages de gens un peu cassés. Je pense qu’il y a dans le monde cinq ou six milliards d’humiliés.
Comment peut-on être dans une société aussi violente, de plus en plus violente ? Sommes-nous en transition ? Avec la mondialisation financière, on sent que nous sommes dans une impasse. Quelle peut être une parole de croyance alors qu’il y a cette souffrance, cette violence et cette humiliation généralisée ? Nous sommes bien loin d’un monde apaisé par la présence de Dieu. Pour “que (son) règne vienne”, il y a encore du travail !
Et vous-même, quel est votre état d’esprit ?
P. P. di B. : J’ai connu trois longues périodes de silence. Un peu imposées. La première fois : une année d’hôpital après mon accident, en réanimation, couché, à regarder le plafond sans pouvoir bouger. La deuxième fois après la mort de Béatrice : c’était un silence de dépression. La troisième fois, vingt ans plus tard, c’est aujourd’hui.
Cela fait trois fois que je suis dans le silence, à regarder le plafond, c’est-à-dire face à vous-même, au ciel intérieur. Dans ces trois expériences, j’ai toujours eu le même sentiment, moi qui étais très actif, très engagé, très performant, très caricatural de notre société occidentale. Dans le silence et totalement désarmé, à chaque fois j’ai eu le sentiment de vivre une mise en abyme, c’est-à-dire de toucher le fond du fond de ce que je suis, de qui je suis. Et là, je me demande si l’on ne touche pas l’Esprit de Dieu, en retrouvant, dans votre existence, le vrai mystère de la vie. Vous êtes au fin fond de vous-même et vous êtes dans la Création.
Je suis assez fasciné par l’opposition qu’il y a entre cette Création, dans laquelle je suis, qui est infiniment fragile, diverse, complexe, transitoire, et le monde totalement monolithique dans lequel j’étais avant, qui simplifie les choses, les standardise… Je me demande si notre société ne va pas à la collision, aujourd’hui, à l’absurde, tellement il y a d’humiliés.
Quelles sont les causes de ce risque de collision ?
P. P. di B. : Premier fléau : le besoin de se sécuriser par l’avidité, en accumulant, au lieu de lâcher prise. Il faudrait arrêter cette course, cette concurrence, cette obésité du comportement. Il faut arrêter d’avoir peur. Je me demande si ce n’est pas ça qui est à l’origine de tout. Je ne parle ici que du commun des consommateurs. À propos de l’hyper-richesse, cela dépasse l’entendement pour moi. Il faut casser ça ! Le consumérisme m’inquiète, certes. C’est indécent.
Second fléau : l’égoïsme, qui fait que l’on ne voit pas l’autre. Comment peut-on être brutal, indifférent ? Le désengagement, j’ai du mal à comprendre. Si l’on répartissait la richesse mondiale de façon égalitaire, le niveau de vie de tous les hommes serait le niveau moyen de la Turquie.
Il n’y a aucune espérance possible ?
P. P. di B. : Je pense quand même qu’il y a un renouveau dans la réflexion. J’entends les gens parler d’écologie, par exemple, même si on en parle mal en France. Les risques, la pauvreté… : on entend des gens qui disent que ça suffit comme ça, de plus en plus.
La première réforme à faire, c’est de rendre le silence obligatoire (rire). Parce que quand vous êtes dans cette intériorisation, quand vous vous effacez pour faire place au monde en vous, vous vous apercevez qu’il est extraordinairement intelligent ce monde. J’écoute le Christ, à travers ce que m’en dit le curé d’Essaouira (Maroc) et d’autres, et j’entends quelqu’un qui dit exactement le bon sens, une solution pour le monde : le bonheur dans la frugalité et l’attention aux autres, aux plus petits, aux plus démunis. Depuis deux mille ans, il n’y a pas eu plus pertinent que ce message pour l’éradication de l’humiliation.
Le Christ, c’est aussi un groupe. Il est toujours avec ses disciples. Même si le Christ semble être toujours l’inspirateur, l’action des apôtres est très collective. Cela dessine peut-être un modèle social basé sur les associations. Je suis très sensible à cette fraternité dans l’humanité, quand je lis Saint-Exupéry et Camus.
L’INTOUCHABLE
Philippe Pozzo di Borgo est né le 14 février 1951. Il a dirigé une grande maison de vin de Champagne. Le 23 juin 1993, il a un grave accident de parapente en Savoie et perd totalement la mobilité de ses quatre membres. La mort de sa femme, en mai 1996, trois ans après son accident, le plonge dans une grave dépression dont il sort avec l’aide d’un auxiliaire de vie, Abdel Yasmin Sellou.
Philippe Pozzo di Borgo a publié, en 2001, un livre, Le Second Souffle (Bayard Éditions), dans lequel il raconte son calvaire puis sa renaissance. Le film Intouchables, réalisé par Olivier Nakache et Éric Toledano et sorti en novembre 2011, dans lequel François Cluzet joue le rôle de Philippe Pozzo di Borgo, a fait près de 55 millions d’entrées dans le monde.