ENTRETIEN avec Corine Pelluchon, philosophe
- Antoine Peillon
- le 13 mars 2015

Ne sommes-nous pas dans une ère où le « Tu ne tueras point » (1) est devenue un commandement maudit ?
Corine Pelluchon : Je pense à ce que disait le théologien Karl Barth (1886-1968): la guerre, ce n’est pas seulement le risque de mourir, c’est le fait de pouvoir tuer quelqu’un. Il ajoutait, dans ses remarques sur la bombe atomique, que « le vrai visage de la guerre, c’est le meurtre ». À la lumière de ce que l’on voit dans les guerres actuelles, du terrorisme, des liquidations par des drones militaires, de la banalisation du meurtre, ces paroles de Barth ont une forte résonance.
Le caractère absolu du « Tu ne tueras point » excède la condamnation de l’homicide volontaire car il intègre tout acte de violence par lequel je tente d’anéantir l’autre au sens où en parle Emmanuel Levinas. Cette violence concerne aussi les animaux, même si elle est plus ou moins cachée, parce qu’elle se déroule dans les abattoirs et les élevages industriels.
En réalité, chacun est traumatisé par toute cette violence parfois invisible. Le mépris du vivant caractérise notre société et nous meurtrit profondément.
Pourtant, la sensibilité à la vulnérabilité des êtres humains n’a peut-être jamais été aussi forte qu’à notre époque.
C. P. : Certes, nous n’avons jamais autant parlé du « soin » et de la « fragilité », mais on s’achemine vers une médecine à deux vitesses, durcie pour le plus grand nombre, avec la tarification à l’activité et une organisation du travail médical évaluée en termes de rentabilité.
D’autre part, il ne faut pas confondre la « vulnérabilité » avec la « fragilité », ce en quoi je me distingue des philosophies dites du « care » ou du « soin ».
La vulnérabilité, c’est l’altération possible du corps ou du psychisme, le fait de pas être totalement autonome, d’être douloureux, vieillissant, mortel. Mais c’est aussi une force, parce que c’est la condition de possibilité de l’ouverture à autrui. C’est à la fois le besoin de l’autre et le souci pour l’autre. « Seul un être vulnérable peut être responsable », nous dit Levinas dans De Dieu qui vient à l’idée (Vrin, 1982).
À partir de là, comment peut se développer une nouvelle éthique, voire une refondation politique ?
C. P. : Tout d’abord, cela nous évite d’enfermer une personne souffrante ou dépendante dans le « soin » et nous invite à soutenir son sentiment d’existence en favorisant au mieux son autonomie. Le soin ne suffit pas aux personnes en situation de grande vulnérabilité, notamment aux personnes âgées. Il n’est qu’une étape de l’éthique.
Le jeu, la créativité, l’amour ne relèvent pas du soin. En situation de grande vulnérabilité, l’autonomie de l’autre a besoin d’être soutenue.
Mais les personnes les plus vulnérables ne se réduisent pas au « tout fragile ». Il est indispensable de développer une réflexion politique qui opère le passage de l’éthique à la justice. Les catégories de vulnérabilité, d’autonomie et de responsabilité sont articulées et cette articulation conduit à changer le sens d’ordinaire attribué à chacune d’elles.
Quel rapport y a-t-il entre cette politique de la responsabilité et votre réflexion sur « les nourritures » ?
C. P. : Vivre, c’est toujours « vivre de ». Dès la naissance, notre vie est débordée par celle des autres. Premièrement, pour vivre, nous buvons, nous mangeons. Ou alors nous ne vivons pas longtemps…
Lorsque je « vis de », je suis en rapport avec le monde. « Nourritures » est un terme générique pour l’air, les écosystèmes, les autres dont je nourris – au plus beau sens du terme – ma propre vie.
Lorsque je mange, je configure ma relation aux autres, par le choix de tel ou tel produit, donc en encourageant telle ou telle façon de produire, de transporter, d’échanger, etc.
À propos de ces choix et donc de la responsabilité, vous écrivez que le plaisir est aussi un bon critère.
C. P. : Nos besoins – de respirer, de manger, d’habiter… – ne sont pas des vides à combler et je ne les pense pas seulement à la lumière de la privation.
C’est le fait que le besoin se commue en plaisir, recherché pour lui-même, qui fait la sagesse de l’hédonisme. Le plaisir célèbre notre indépendance dans la dépendance.
Le monde a une essence généreuse, un excédent, car il ne s’offre pas à nous seulement comme ustensile et outil. On le goûte. Cette insistance sur le plaisir et le jeu signifie que l’amour de la vie est originaire, même si nous l’avons oublié.
- Corine Pelluchon est aussi l’auteur de Tu ne tueras point; Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre (Cerf, 2013).
(2) Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015.
Propos recueillis par Antoine Peillon

Photo : © Ishta
Repères
Professeur de philosophie à l’université de Franche-Comté (Besançon), spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée (éthique biomédicale, question animale, écologie), Corine Pelluchon, née en 1967, a enseigné aux États-Unis (Boston University, en 2006-2007) et au Japon. Elle donne aussi des cours d’éthique médicale à l’Espace éthique de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP).
Corine Pelluchon vient de publier Les Nourritures (Seuil, 2015), ouvrage majeur où elle développe sa philosophie politique dans la matérialité de l’existence. Dans cette voie, « la justice désigne alors le partage des nourritures ». Cet ouvrage est la suite d’Éléments pour une éthique de la vulnérabilité (Cerf, 2011, grand prix Moron de l’Académie française) et de L’Autonomie brisée (PUF, 2009/2014).