Entretien avec Bruno Frère et Jean-Louis Laville, par Antoine Peillon / cogito.TV® + Longs formats®
Paris, janvier 2023


Bruno Frère et Jean-Louis Laville (DR)
“Nous sommes sceptiques à l’égard d’une vision prométhéenne de l’émancipation, c’est-à-dire l’émancipation vue comme un arrachement, vue comme la création d’un homme nouveau, dans une société qui serait radicalement différente de la société dont elle se serait extraite ; il nous semble que nous devons aller vers une conception plus modeste de l’émancipation, qui tienne compte des interdépendances et des éco-dépendances que nous ne devons pas nier ; l’émancipation, ce n’est pas l’arrachement à ces dépendances, mais c’est la prise en compte réflexive de celles-ci et la façon dont elles peuvent être réorganisées démocratiquement à partir de l’action collective.”
Bruno Frère et Jean-Louis Laville. © Ishta
Bruno Frère et Jean-Louis Laville, La Fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires, Seuil, collection « La couleur des idées », 2022
Présentation de l’éditeur :
« Sur fond de haines, de violences, d’inégalités sociales et de dérèglements écologiques, la démocratie paraît menacée.
Face à ce risque, la théorie critique (de l’École de Francfort à Bourdieu) reste indispensable pour alerter sur l’ampleur des aliénations et des dominations. Mais elle ne suffit plus. D’autres approches sont à mobiliser.
Bruno Frère et Jean-Louis Laville les identifient et soulignent notamment l’apport des pragmatismes et des épistémologies du Sud. Croisant ces analyses, ils concentrent leur attention sur des combats de plus en plus présents (zapatisme, zones à défendre, mobilisation pour le climat, défense des libertés associatives, éco-féminisme…) et des résistances encore trop souvent invisibles (circuits courts, communs, économie solidaire…).
Les auteurs montrent ainsi que, par-delà les dangers, la démocratie se réinvente déjà, y compris en tissant de nouveaux liens entre humains et non humains, entre acteurs et chercheurs.
Parce qu’il conjugue une synthèse originale des travaux les plus marquants du XXe siècle avec l’examen d’expériences foisonnantes, cet ouvrage formule les bases d’une nouvelle théorie critique et d’une conception renouvelée de l’émancipation. En ce sens, il est force de propositions pour celles et ceux qui ne se satisfont ni de l’immobilisme ni du catastrophisme. »
Bruno Frère est directeur de recherches au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) et professeur à l’université de Liège, directeur du groupe de recherche PragmApolis et enseignant à la Faculté des Sciences sociales. Il a coordonné Le Tournant de la théorie critique aux éditions Desclée de Brouwer.

Bruno Frère. © Ishta
Jean-Louis Laville, après avoir été chercheur au Centre national de la recherche scientifique CNRS, est professeur du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la chaire Économie solidaire, membre du laboratoire Histoire des techno-sciences en société (HT2S). Il est également chercheur à l’IFRIS (Institut francilien Recherche Innovation Société). Il est associé à différents laboratoires (le Centre de recherche sur les innovations sociales – CRISES –, à l’université que Québec), aux universités de Barcelone et de Lisbonne, à l’université fédérale de Bahia, à l’université General Sarmiento de Buenos Aires… Il a publié, entre autres nombreux ouvrages, au Seuil, L’Économie sociale et solidaire. Pratiques, théories débats (2016). Parmi ses publications récentes : Les gauches du XXIe siècle. Un dialogue Nord-Sud, avec Jose Luis Coraggio, Le Bord de l’eau, 2016 ; Pour un travail social indiscipliné, avec Anne Salmon, Érès, 2022 ; L’économie solidaire en mouvement, avec Josette Combes et Bruno Lasnier, Érès, 2022.

Jean-Louis Laville. © Ishta
Lire, par ailleurs :
- Entretien de Jean-Louis Laville avec Antoine Janbon (Union sociale n° 362, décembre 2022) : « Comment s’émanciper des dérives du capitalisme ? »
- Une lecture de La Fabrique de l’émancipation, par Éric Clémens (Le Carnet et les Instants, 28 novembre 2022) : « Émancipation »
- Entretien de Jean-Louis Laville avec Jean-Claude Mamet et Francis Sitel (Contretemps n° 45, avril 2020)
- Une lecture de La Fabrique de l’émancipation, par Gustave Massiah (pour Attac, décembre 2022) : “Une stratégie de l’émancipation”
Bruno Frère et Jean-Louis Laville. © Ishta
L’entretien
00:40 : Présentation de Bruno Frère.
00:53 : Présentation de Jean-Louis Laville.
01:06 : Présentation du livre (La Fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires, Seuil, 2022).
01:39 : Quel est le premier motif de l’écriture de La fabrique de l’émancipation ?
01:50 : Bruno Frère : Remobiliser les perspectives critiques pour parler du monde contemporain, face aux diverses formes de populisme, de complotisme, et à une société qui se radicalise sur sa droite ; remobiliser les théories critiques classiques pour essayer de les réactualiser, avec comme but ultime de faire saillir les espaces d’émancipation qui aujourd’hui, dans différents endroits du monde, restent extrêmement vivaces et sont susceptibles de nourrir une nouvelle réflexion sur la démocratie.
02:50 : Il y a donc eu, à l’origine du livre, des échanges entre vous sur les expériences de terrain qui vous enseignaient quelque chose ?
03:01 : Bruno Frère : J’ai eu des échanges avec Jean-Louis depuis une vingtaine d’années, du fait du développement, par lui, du concept d’économie solidaire. C’est sur le terrain des initiatives d’économie solidaire que nous avons commencé à échanger. L’enjeu, ici, est de trouver, dans la vie quotidienne et dans les initiatives des citoyens, les principes d’une économie non-capitaliste ou alternative au capitalisme. Ultérieurement, nos réflexions ont porté sur la démocratie.
04:07 : Jean-Louis Laville : Bruno revenait sur ce que nous sommes en train de vivre depuis quelques décennies. Nous sommes confrontés, depuis les années 1980, à un nouveau dogmatisme. Nous avons pu penser, après le Deuxième Guerre mondiale, qu’il y avait une capacité, par nos instances syndicales et politiques, de réguler le capitalisme, d’aboutir à un « capitalisme civilisé ». Ce dernier suscite tout de même la contestation de nouveaux mouvements sociaux, lesquels ont provoqué la réaction du néo-libéralisme qui n’est pas un projet uniquement économique, mais qui est un projet beaucoup plus large de restructuration anthropologique de la société autour du principe de concurrence, ce qui prend à contre-pied ce qui avait été consensuel après la guerre. En gros, c’est le passage de la Déclaration de Philadelphie, en 1944 (le développement social est l’objectif de la collectivité humaine)[1], à ce texte régressif de 1989, le Consensus de Washington, qui remet en avant la concurrence comme nouveau principe de la société. Ce processus de grande ampleur, que l’on a aussi désigné comme “globalisation”, a mis au pouvoir une technocratie modernisatrice qui nous conduit à la dépression, à l’épuisement, au sentiment de beaucoup de gens d’être abandonnés . Les gouvernants, persuadés de détenir la vérité qu’ils doivent expliquer, ne luttent pas contre les démagogies d’extrême-droite, ils les favorisent. La dérive autoritaire du pouvoir donne une nouvelle actualité à la perspective critique, tout en nous interrogeant sur le pessimisme du débat intellectuel critique, quand une multiplicité d’initiatives, dans la société, ne versent pas dans ce pessimisme, mais, au contraire, entretiennent des alternatives, des résistances, des revendications… La question qui se posait à nous : comment concilier le débat intellectuel qui inclinait vers la désespérance et ces initiatives qui ne doivent certes pas être mythifiées, mais qui sont de plus en plus présentes et diversifiées dans la société d’aujourd’hui ?
07:29 : Il y a donc crise de la société et du politique, mais aussi une crise de la pensée critique ?
07:40 : Bruno Frère : Dans les années 1980, avec le tournant néolibéral, le capitalisme a phagocyté et même totalement neutralisé la critique ; à partir des années 1990, la pensée critique est devenue presque inaudible. L’enjeu du livre est donc de redonner un nouveau souffle à la critique, en s’appuyant sur toute une série d’initiatives citoyennes. On parle évidemment du Chiapas et du zapatisme, des zones à défendre (ZAD), des athénées populaires en Espagne…, pour montrer que si nouveau souffle de la théorie critique il y a, il est à chercher du côté de ces démarches. Nous entendons dépasser ainsi les théories critiques classiques, celle de l’École de Francfort, d’Habermas et de Honneth, mais également, en amont, de Adorno, Horkheimer et Marcuse, en amont encore, de Marx. En reconnaissant que l’on doit énormément à ces théories, nous devons les dépasser, puisqu’elles sont toutes principalement négatives et ne dépeignent le monde et les hommes que dans ce qui leur manque, dans leur état d’êtres pollués, aliénés, réifiés… Nous voulons démontrer que ces perspectives négatives peuvent être transcendées aujourd’hui par une nouvelle pensée critique plus positive, ce qui nous a conduit à nous tourner vers des auteurs comme Bruno Latour, Luc Boltanski et les épistémologies du Sud[2] qui permettent de parler des initiatives associatives. Nous sommes donc porteur d’une pensée critique constructive.
10:00 : « Pensée critique constructive », mais en assumant l’héritage de grands penseurs critiques ?
10:33 : Jean-Louis Laville : Nous assumons d’abord l’héritage de Marx, puisque c’est lui qui a fait de la théorie critique non seulement un moyen de connaissance mais aussi, indissociablement, un outil de lutte. Dans l’Adresse à la première Internationale [1864], Marx mentionnait comment on pouvait considérer les coopératives de l’époque comme un triomphe de la classe ouvrière, car, disait-il, à travers celles-ci, on envisage et on voit poindre le dépassement du salariat ; il y avait, dès le départ, cette tension, dans sa théorie critique, entre ce qui était visé et ce qui était déjà là dans la société, sur quoi on pouvait s’appuyer. Mais, dès la deuxième internationale [1889], les coopératives ne sont plus considérées que comme une dérive par rapport à l’objectif principal de la prise du pouvoir d’État, avec une conception du mouvement ouvrier progressivement de plus en plus centralisée, militarisée à certains égards, ce qui sera radicalisé par le bolchevisme autoritaire dans son approche dirigiste du changement social. De l’autre côté, nous avons une tradition réformiste qui s’est de plus en plus recentrée sur le modèle social-démocrate, c’est-à-dire sur un capitalisme marchand laissé à sa propre dynamique avec, en contrepartie, une redistribution étatique. La social-démocratie repose sur des négociations collectives, mais elle finit par oublier l’objectif d’émancipation pour privilégier la protection. C’est pourquoi il nous semble important de rappeler que dans la genèse de la théorie critique, il y a cette articulation de l’émancipation avec la protection, qu’il convient de repenser dans les conditions d’aujourd’hui. Pour ce faire, nous nous appuyons sur des apports précieux, par exemple Adorno et Horkheimer, déjà cités, et leur retournement de la Raison. A cause de celui-ci, les pensées des Lumières n’ont pas été réalisées. Ces auteurs établissent un lien entre ce qui déshumanise les rapports humains d’une part, la toute-puissance humaine vis-à-vis de la nature d’autre part. Autant dire entre crises sociale et écologique. Malheureusement, cette pensée critique, toujours très actuelle, des fondateurs de l’École de Francfort, n’a été reprise par la sociologie critique, en France, que sous pour l’analyse très détaillée des dominations et des reproductions du système, en conséquence de quoi l’émancipation est apparue de plus en plus comme évanescente, sans cesse renvoyée à un avenir incertain.
15:12 : Bruno Latour a été cité, mais le nom de Bourdieu rôde maintenant dans notre entretien…
15:40 : Bruno Frère : De Bourdieu, ce qui nous semble central et qui doit être conservé est cette question de la domination. C’est là que nous ne rejoignons pas des auteurs pragmatistes, comme Latour, qui entendent faire uniquement de la sociologie descriptive en évacuant totalement la réflexion sur ces êtres dominants qui nous gouvernent : les multinationales, les gouvernements, les banques, les grandes institutions… Bourdieu, tout comme ses homologues allemands de l’école dite « critique », s’est concentré sur cette question de la domination et il reste donc central dans l’analyse de ce qui nous dépasse et nous gouverne, très souvent à nos corps défendant. Pour autant, chez Bourdieu, la conception de l’humain reste très sombre : l’humain est décrit comme cet objet manipulé par ce qui le dépasse, par exemple les champs, les classes sociales. Ce qui fait l’humain, c’est un habitus, nous dit Bourdieu, et cet habitus, nous n’en sommes pas maîtres ; c’est le social qui nous construit, qu’on le veuille ou non, ce qui amène Bourdieu à développer une thèse sociologique sur l’inconscient : nous ne sommes pas conscients des déterminismes sociaux qui nous font, ce qui explique pourquoi nous en arrivons à n’être que de simples consommateurs lambda, à accepter les mécanismes de domination qui nous oppressent, quitte, parfois même, à les réclamer. Cette définition anthropologique de l’humain pour laquelle les humains sont réifiés, dominés, aliénés, n’ont pas conscience des conditions de leur domination nous insatisfait… En conséquence, nous pratiquons un double mouvement. D’abord, nous sommes amenés à nous intéresser à d’autres traditions de pensée qui ne se revendiquent pas spécifiquement de la critique : c’est le cas de Latour qui est même très critique par rapport aux théories critiques et qui amène, à dessein, l’usage d’une sociologie beaucoup plus descriptive, affirmant que les sciences sociales, c’est d’abord l’approche, la compréhension de la façon dont des gens s’agrègent, font des associations, parfois même avec des non-humains (c’est la question écologique qui revient), et en arrivent ainsi à construire la société. Ce descriptivisme nous semble très précieux et nous l’empruntons pour décrire les mouvements sociaux et les initiatives associatives que nous mobilisons dans notre livre. Toutefois, ce premier mouvement nous semble insuffisant, car nous ne pouvons pas faire l’économie de la question de la domination, que Latour évacue totalement… La théorie critique peut assumer ce double mouvement, une déconstruction puis une reconstruction.
20:03 : Vous ne faites donc pas une réfutation de la pensée de la domination ni de l’aliénation, en revanche vous dites qu’il y a nécessité d’une pensée de l’émancipation ancrée dans le réel social. « Émancipation », énorme mot que l’on entend à nouveau [Vincent Peillon, L’émancipation. Essais de philosophie politique, PUF, 2020 ; Federico Tarragoni, Émancipation, Anamosa, 2021 ; Jacques Rancière, Penser l’émancipation, L’Aube, 2022 ; François Cusset, La haine de l’émancipation. Debout la jeunesse du monde, Gallimard, coll. “Tracts” n° 45, 2023].
20:37 : Jean-Louis Laville : Faisons retour, un instant, sur la sociologie critique, dont Bourdieu est le représentant par excellence. Elle reste fondée sur un socle épistémologique élitiste classique qui réserve la connaissance au savant. La séparation entre le « vrai savoir » et le « sens commun » nous semble poser problème. C’est pourquoi nous avons cheminé avec une conception qui nous a renforcés dans l’intuition que l’on pouvait à la fois prendre en compte la domination et voir, dans le détail, ce qui se passait du côté des émergences. Avec ce que nous a apporté Latour et ce qu’on appelle les épistémologies du Sud, cela nous amène à redéfinir l’émancipation différemment. Nous sommes sceptiques à l’égard d’une vision prométhéenne de l’émancipation, c’est-à-dire l’émancipation vue comme un arrachement, vue comme la création d’un homme nouveau, dans une société qui serait radicalement différente de la société dont elle se serait extraite. Il nous semble que nous devons, avec les pensées que je viens d’évoquer, aller vers une conception plus modeste de l’émancipation, qui tienne compte des interdépendances et des éco-dépendances. L’émancipation, ce n’est pas l’arrachement à ces dépendances, mais c’est la prise en compte réflexive de celles-ci et la façon dont elles peuvent être réorganisées démocratiquement à partir de l’action collective.
22:50 : Il n’y a pas de « pureté » des situations et de l’émancipation ?
23:00 : Jean-Louis Laville : On a failli intituler le livre « Éloge de l’impureté », car nous avons été frappé par cette présence de la « pureté » dans la tradition philosophique occidentale. C’est pour ça que nous nous tournons vers les épistémologies du Sud qui tiennent compte de l’impureté de l’expérience humaine, la visée de pureté pouvant générer des violences que nous avons connues dans le XXe siècle. Il est possible de travailler sur les impuretés, les ambivalences, les ambiguïtés, ce qui permet de ne pas mythifier les initiatives venant de la société, mais de les prendre en compte non pas uniquement – comme le fait la tradition critique négative – dans leurs manques, mais aussi dans leurs potentialités. Il faut penser ces impuretés, ces ambivalences et ses ambigüités, non pas à partir du point de vue d’une connaissance qui serait réservée au savant, mais dans un travail en commun avec les acteurs concernés qui sont capables, autant que nous, de réflexivité.
24:30 : C’est une rupture avec beaucoup d’imaginaires philosophiques occidentaux…
24:42 : Bruno Frère : On a exercé une sorte de travail philosophique pour repérer dans les traditions critiques la quête de pureté, en suivant Axel Honneth qui nous montre que dans la tradition occidentale, depuis Rousseau, jusqu’à Marx, puis dans l’École de Francfort et même chez Bourdieu, l’enjeu était souvent de retrouver une sorte de nature humaine, car les humains auraient été pervertis par la modernité, la modernité capitaliste chez Marx, la modernité de l’industrie culturelle pour l’École de Francfort, la modernité de reproduction des rapports de classes chez Bourdieu. C’est problématique, parce qu’il y a une sorte de restriction de la possibilité émancipatrice. Pour l’École de Francfort, seul l’artiste peut s’émanciper, et chez Bourdieu, seul le sociologue bourdieusien peut espérer atteindre un état d’émancipation, car il est le seul à pouvoir prendre conscience de ce qui le détermine… L’enjeu, pour nous, est plutôt de puiser dans l’impureté du monde, dans les initiatives citoyennes, collectives, en reconnaissant que dans ces initiatives les gens sont ce qu’ils sont. Ils ne sont pas parfaits, pas idéaux, mais peu importe, c’est avec ces acteurs-là, aujourd’hui, que nous essayons de scruter les possibilités d’émancipation. Nous faisons donc l’hypothèse de l’émancipé plutôt que de projeter l’émancipation dans un avenir presque inaccessible, toujours désiré mais jamais présent. Certaines actions et initiatives sont déjà de l’ordre de l’émancipé et nous pouvons les valoriser. C’est ce qui se passe en Europe dans les ZAD, ou avec les freeshops par lesquels on s’émancipe effectivement du capitalisme par le prix libre ou même la gratuité, ou dans les éco-féminismes, en Amérique du Sud, qui s’émancipent du patriarcat et de l’agro-industrie, ou dans le zapatisme du Chiapas mexicain… C’est la description nécessaire des pratiques déjà émancipées du capitalisme, du patriarcat et de l’État qui mobilise les épistémologies du Sud ou la sociologie pragmatique à la façon de Latour.
30:00 : Quelles expériences représentent, pour vous, les expressions les plus fortes de cet émancipé ?
30:20 : Jean-Louis Laville : La pensée critique, quand elle s’est intéressée au social, s’est penchée principalement – et même parfois seulement – sur les mouvements sociaux. Or nous pensons qu’il y a des actions qui relèvent de l’émancipation au-delà des mouvements sociaux. C’est difficile de sélectionner une expérience qui nous a mis sur la piste de l’émancipé, car, en fait, ce sont des centaines d’expériences sur et avec lesquelles on a travaillé pendant des années. Évidemment, il y a le risque que ces actions justifient le désengagement de l’État. D’une part, les acteurs sont aussi lucides que les chercheurs sur ce risque [3], d’autre part, les émergences[4] ne peuvent pas se réduire à un sous-service public.
33:00 : Vous relevez l’articulation potentielle entre l’auto-organisation et l’institutionnel. Il n’y aurait donc pas d’incompatibilité irréductible entre les initiatives émancipées ou émancipatrices et l’État ?
33:20 : Bruno Frère : C’est une question absolument centrale. Nous avons remarqué que, dans les perspectives critiques, l’institution est toujours ce qui est critiqué. Or, dans notre livre, nous nous posons la question de l’instituant. Si les institutions existent, c’est bien qu’elles ont, à un moment donné, été instituées. En empruntant la réflexion de Castoriadis [entre autres : L’Institution imaginaire de la société, 1975], notamment, nous avons réfléchi à ce travail de l’institutionnalisation. Nous partons d’une définition large de l’institution en considérant que c’est une façon qu’a la régulation sociale de se pétrifier pour convenir d’une réalité sur laquelle nous sommes tous d’accord : le langage est une institution, les universités sont des institutions, le Parlement est une institution, l’économie dispose aussi de ses institutions… Tout ça part quand même d’un processus d’institutionnalisation. A ce titre il faut également accepter de dire que les associations, et même les plus anarchistes, sont des petites institutions. Elles se donnent des règles de fonctionnement, de débat, de régulation, sans lesquelles elles ne pourraient tout simplement pas exister. Même chez les plus anti-autoritaires des collectifs, vous avez des normes, des règles qui sont mises au point et qui sont respectées. Cela nous a donc intéressé de mettre en relief les processus par lesquels des agrégations sociales, dans le monde, s’instituent, se construisent, se renforcent et se dotent d’une existence dans l’espace public. C’est ce travail que les perspectives les plus pragmatistes ne font pas, s’en tenant à la description d’un monde plat, complètement horizontal, dans lequel rien ne s’institue vraiment, ou bien, s’il y a des institutions – des États, un droit, des organisations capitalistes, des entreprises –, elles ne sont pas décrites dans le rapport de domination qu’elles entretiennent avec de plus petites institutions, plus fraîchement agrégées. Ce rapport entre ce qui est susceptible de s’instituer et ce qui est déjà institué nous intéresse aussi.
36:22 : Une « question de taille » [Olivier Rey] qui nous interroge sur les façons d’être humain ? Quelles pistes de pensée et d’action ouvrez-vous pour l’avenir, et pour quel avenir ?
37:10 : Jean-Louis Laville : Se ré-arrimer sur les expériences que nous venons d’évoquer, c’est sortir du sentiment qui nous a été inculqué, depuis maintenant longtemps, que nous sommes impuissants par rapport à l’ordre du monde. Quand on participe à des circuits courts alimentaires, ou à d’autres expériences parfois minuscules, on rompt aussi avec cette façon de nous assigner à une place dont il ne serait pas possible de sortir. C’est un premier pas important. Le deuxième pas : il faut travailler aux frontières, car il ne s’agit pas d’idéaliser l’auto-organisation et de condamner l’institution. L’Histoire n’est pas écrite et tout contact avec l’institution n’est pas inévitablement récupération. Dans chaque processus d’institutionnalisation, il y a une possibilité de récupération, c’est vrai, il y a une possibilité d’annulation des spécificités antérieures, mais il y a aussi une possibilité de ce que Honneth appelle une institutionnalisation positive qui va modifier le cadre institué et permettre qu’émergent des devenirs démocratiques. Au Brésil, l’agroécologie a obtenu des avancées fragiles, certes, mais réelles, avec le Parti des travailleurs de Lula, et ensuite, avec Bolsonaro, elles ont été remises en cause. On ne peut pas être dans une mythification de l’auto-organisation sans tenir compte du cadre institutionnel, et c’est bien aux frontières des deux que peuvent se faire des changements pour demain. Je pense à l’importance des expériences municipalistes, en Espagne, par exemple.
40:03 : En vous écoutant, un nom me vient à l’esprit : Élisée Reclus. Il y a toute une tradition des Communes, la tradition libertaire, et de la Fédération… N’y a-t-il pas un retour de cette tradition ?
40:35 : Bruno Frère : Nous n’avons pas identifié notre travail comme lié explicitement à la tradition libertaire. Cependant, nous travaillons de ce côté-là. Depuis le XIXe siècle, s’est déployée une perspective associationniste, socialiste libertaire, qui envisage de construire la société autour des collectifs plutôt auto-organisés et dans un mécanisme de fédération des initiatives, qui fonctionne avec des mandats révocables et dans une rotation des responsabilités qui renvoie à Élisée Reclus, Louise Michel, partiellement Proudhon. Nous nous inscrivons dans cette perspective, nous soulignons néanmoins qu’il faut veiller, dès lors qu’on s’intéresse à l’institutionnalisation, à ne pas complètement oblitérer ce qui a été parfois institué avec succès. On n’a pas envie de se débarrasser de la Sécurité sociale, ni des systèmes mutuellistes qui sont des institutions qui protègent encore les individus. Raison pour laquelle nous sommes assez méfiant vis-à-vis de l’hypothèse d’une révolution totale ou d’un abattage de toute institution afin de reconstruire, ensuite, une société idéale. La société idéale n’existe pas. Il y aura toujours des dissensions et des clivages entre les individus ; c’est la base même de la démocratie. Et si l’on se débarrassait de tout ce que l’État social a construit, ce serait l’assurance du triomphe du capitalisme, comme le dit très bien le linguiste américain Noam Chomsky.
43:30 : Alors, vous perpétuez l’« invincible espoir » de Jaurès et de Blum ?
43 :52 : Jean-Louis Laville : Invincible espoir, parce que cet espoir, malgré toutes les raisons de désespérer, est continuellement présent dans la réalité sociale. C’est ce pourquoi nous cherchons à renouer avec le monde. Dès que nous regardons de plus près la société, les raisons d’espérer reviennent. Les capacités de créativité ne sont jamais annihilées par les méga-pouvoirs qui sont à l’œuvre aujourd’hui.
45:16 : Bruno Frère : L’irréductibilité de l’espoir, c’est tout le propos du livre. L’enjeu est de voir qu’il est possible de réenchanter toute une série de sphères de la vie et, a fortiori, de la vie collective. On peut espérer voir advenir, à terme, une société qui aura vaincu le capitalisme et qui se reconstruira sur des bases d’une économie beaucoup plus égalitaire et d’une démocratie beaucoup plus universelle.
47:30 : Jean-Louis Laville : Ce qui nous intéressait de faire, avec ce livre, c’est la critique des dominations, on l’a dit, mais aussi la mise en évidence de ce qui a été invisibilisé. Il y a des pans entiers de notre Histoire qui ont été éliminés. La réappropriation de cette mémoire occultée permet aussi de voir les émergences d’aujourd’hui d’une autre façon. Nous pensons qu’il y a là matière à réflexion et action. Il existe aujourd’hui une révolution invisible : l’augmentation du nombre des initiatives citoyennes sur tous les continents, d’une manière spectaculaire.
49:01 : Bruno Frère : J’ajouterai que, quand bien même le climat est morose, et alors que toute une série de politiques publiques prennent un tournant régressif, nous ne gommons pas du tout le fait que des améliorations et des progrès ont existé. Ce qui nous conduit à penser que d’autres progrès peuvent encore avoir lieu.
[1] Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Éditions du Seuil, 2010.
[2] Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Solidarité et société, 2016.
[3] Voir les analyses croisées d’acteurs et de chercheurs dans Patricia Coler, Marie-Catherine Henry, Jean-Louis Laville, Gilles Rouby, Quel monde associatif demain ? Démocratie et mouvements citoyens, Érès, 2021.
[4] Jean-Louis Laville, « L’économie sociale et solidaire : pour une sociologie des émergences », Informations sociales, vol. 199, no. 1, 2019, pp. 52-60.
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