NATURE – Les parcs nationaux et la protection des espèces

Par Pierre Pfeffer

S’il est certain que les parcs nationaux sont la meilleure solution pour sauver les espèces menacées à courte et moyenne échéances, ils sont loin, cependant, d’être une solution à long terme s’ils ne sont que des îlots de nature protégée, dispersés dans un désert sans vie, et ils ne pourront jouer éternellement ce rôle de coffre-fort pour espèces en danger.

[texte inédit d’une conférence (1990), confié à Antoine Peillon]

Pierre Pfeffer, à Paris, le 24 août 2011. © Ishta

Nous, biologistes, savons que la vie est par définition éphémère et que les espèces, comme les individus, sont appelées à s’éteindre. Ce qui est évidemment inquiétant, c’est le rythme de leur extinction qui ne fait que s’accélérer, malgré la prise de conscience croissante que nous avons du phénomène.

Les spécialistes s’accordent à dire qu’entre le début du XVIe siècle et l’époque actuelle, chaque année a vu disparaître au moins une espèce de vertébré, mais que si rien n’est fait pour inverser ce phénomène d’ici la fin du [XXe] siècle, c’est un millier d’autres espèces qui risque de s’éteindre : 350 mammifères, plus de 400 oiseaux, quelque 200 poissons et 150 amphibiens et reptiles.

Est-ce à dire que toute vie sur terre est en train de disparaître et que nous allons vers un univers abiotique, comparable à la lune ? En aucun cas, bien sûr, et il semblerait même que la biomasse globale de notre planète soit plutôt en accroissement grâce à l’utilisation de plus en plus intensive des ressources naturelles par une espèce dominante, dont un spécimen a l’honneur de s’exprimer devant vous, et ses quelques espèces domestiques, ou commensales, qui prolifèrent spectaculairement. Notre planète ne risque donc pas d’être dépeuplée, mais d’être mal peuplée, avec un très petit nombre d’espèces, représentées chacune par un grand nombre d’individus.

Or la richesse et la diversité de la vie – ce que la langue de bois écologique appelle maintenant la biodiversité – sont indispensables, sont indispensables, mais je ne voudrais pas empiéter sur l’exposé que nous fera sur ce sujet mon excellent ami Mark Halle. Ce que je voudrais souligner, puisque nous parlons d’espèces menacées, c’est que les humains ont très vite compris qu’ils ne pourraient sauver les quelques espèces qui les intéressaient qu’en préservant précisément la vie qui les entoure, autrement dit en les protégeant dans leur milieu naturel. C’est à cette notion essentielle d’espaces naturels protégés que nous devons l’apparition de ces ancêtres de nos parcs nationaux que furent les réserves de toute sorte : réserves de chasse, réserves naturelles, etc.

La protection et le sauvetage des espèces menacées ne sont donc pas l’une des conséquences, l’un des résultats de l’existence des parcs nationaux ou réserves analogues – pour utiliser la terminologie précise des Nations unies – mais leur raison d’être dans 99% des cas :  c’est déjà pour sauver l’aurochs, exterminé dans le reste de l’Europe, qu’en 1625 le roi de Pologne mit en réserve la célèbre forêt de Białowieża, devenue officiellement parc national en 1947. Il ne parvint pas, malheureusement, à sauver les aurochs dont le dernier fut victime d’un braconnier en 1627, mais il réussit à sauver le bison d’Europe qui s’est perpétué jusqu’à nos jours grâce à l’existence de ce précurseur de tous les parcs nationaux du monde.

C’est aussi pour sauver les derniers bisons des plaines américaines que fut créé, en 1872, le parc national de Yellowstone, donc le premier des parcs nationaux au sens strict du terme. C’est aussi pour les derniers bisons, de race forestière cette fois, que fut créé, au Canada, dans l’Alberta, le Wood Buffalo National Park, en 1922. C’est pour éviter l’extinction du rhinocéros de la Sonde que fut créé, en 1921, à Java, le parc national de Ujung Kulon et pour sauver celui de l’Inde que furent créés les parcs de Kaziranga, dans l’Assam, et de Chitwan, au Népal.

N’ayant pas l’intention de vous infliger une interminable litanie de parcs nationaux expressément créés afin de sauver une ou des espèces en voie d’extinction, je citerai simplement, dans le désordre, ce de Kanha et Corbett, en Inde, pour le tigre ; de Gir, en Inde aussi, pour les derniers lions d’Asie ; de Gunung Leuser, en Indonésie, pour le tigre et l’orang-outan ; de Komodo, dans le même pays, pour les varans géants, d’Aldabra, aux Seychelles, et des Galapagos, en Équateur, pour les tortues géantes et toute une série d’autres espèces endémiques ; de Taï, en Côte-d’Ivoire, pour l’hippopotame nain et, là aussi, pour plusieurs espèces endémiques, notamment de singes et d’antilopes forestières ; du Mountain Zebra National Park, en Afrique du Sud, dont le nom indique clairement la finalité ; plus près de nous, d’Ordesa [Espagne], pour le bouquetin des Pyrénées, de la Vanoise, pour les bouquetins des Alpes, déjà sauvés, heureusement, par nos voisins italiens, dans ce qui devait devenir le Grand Paradis ; des Écrins et du Mercantour, pour le chamois et aussi les bouquetins ; enfin, in cauda venenum, du parc national des Pyrénées destiné, comme vous le savez, à sauver l’ours !

Combien d’espèces ont pu ainsi survivre sur notre planète ? C’est évidemment difficile à dire, car on ne cite que les plus spectaculaires, mais il est certain qu’en sauvant une espèce emblématique, chaque parc national permet la survie d’innombrables espèces plus discrètes, vertébrées ou invertébrées, sans oublier évidemment les espèces végétales.

Nous pourrions donc, puisque nous sommes précisément réunis pour commémorer leur 30e anniversaire en France, nous délivrer un satisfecit et nous congratuler mutuellement des résultats obtenus à ce jour, dans le monde, par les parcs nationaux, dans le sauvetage des espèces menacées. Nous serions parfaitement en droit de le faire, car il est certain qu’à l’heure actuelle, le classement en parc national, ou réserve équivalente, d’une étendue suffisamment vaste de l’habitat d’une espèce menacée, est le meilleur moyen de la sauver et de lui conserver, de surcroît, tout son potentiel biologique, ce qui n’est pas le cas pour le sauvetage par reproduction en captivité. C’est la raison pour laquelle, soit dit en passant, les protecteurs réclament depuis des années la création d’un parc national dans les zones effectivement occupées par nos derniers ours des Pyrénées. Tout le reste n’est que perte de temps et de l’argent du contribuable…

Pour revenir au thème de cette intervention et pour conclure, s’il est certain que les parcs nationaux sont la meilleure solution pour sauver les espèces menacées à courte et moyenne échéances, ils sont loin, cependant, d’être une solution à long terme s’ils ne sont que des îlots de nature protégée, dispersés dans un désert sans vie, et ils ne pourront jouer éternellement ce rôle de coffre-fort pour espèces en danger. Exposés à tous les aléas naturels ou d’origine humaine (dérive génétique, catastrophes climatiques, épidémies, guerres, braconnage, défrichement, aménagements touristiques, etc.), ils seront inévitablement appelés à disparaître, les uns après les autres, et avec eux les espèces vivantes qu’ils étaient censés sauver.

Exposée telle quelle, cette vision paraît évidemment apocalyptique, mais je rappellerai simplement, pour prendre un exemple concret, que le bison d’Europe a été exterminé à deux reprises, aux cours des deux dernières guerres, dans le parc national de Białowieża et que sans le recours aux spécimens captifs, l’espèce serait déjà éteinte. Je pourrais, de la même façon, vous faire une liste de parcs nationaux ou de réserves d’Afrique et d’Asie qui n’existent plus que sur le papier, car ils ont été pratiquement vidés de leur faune. Aussi, ma profonde conviction est-elle que le rôle des parcs nationaux dans la survie des espèces est primordial, car ils sont la première étape incontournable du sauvetage de celles qui sont menacées, mais qu’ils ne sont en aucun cas la solution définitive. Les parcs nationaux doivent être des noyaux de protection privilégiée, certes, mais au cœur d’un tissu où l’homme doit admettre une certaine forme de nature et de vie sauvage, compatible avec ses exigences, et qu’il peut d’ailleurs exploiter judicieusement. Il [l’homme] doit aussi apprendre à limiter parfois ses exigences, si la survie d’autres espèces en dépend. C’est évidemment tout notre système de valeurs que nous devons changer et ce n’est pas rien, mais la survie du monde qui nous entoure, et donc de nous-mêmes, en dépend.

Pierre Pfeffer

Notes manuscrites :

  • Mais j’insiste sur le rôle des parcs nationaux qui demeure essentiel. Les parcs nationaux restent la première pierre de tout l’édifice de sauvetage des espèces menacées. Pour cela, il faudra les multiplier et notamment dans des zones jusqu’ici négligées : forêts (tropicales et tempérées), mers.
  • D’autre part, il faudra davantage les concevoir en fonction de cet objectif de sauvegarde, c’est-à-dire en fonction de tous les besoins des espèces que l’on veut protéger…

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